Il prenait le train, Emile, muni d’un carnet et d’un stylo, comme un reporter d’avant l’électronique et l’AFP.Pour écrire vrai, il voulait aller sur le tas, voir lui-même, entendre, noter.
En cette fin XIXe, les tableaux d’histoire et d’atelier n’ont plus la cote : les peintres captent la lumière du jour sur des sujets contemporains. Loin des frais paysans de George Sand, ou même des misérables un peu trop flamboyants de Victor Hugo, Emile Zola ose les premiers romans sur le peuple qui aient l’odeur du peuple. Avec lui la classe ouvrière entre en littérature, et sans déguisement. Mais l’auteur de L’Assommoir et de Germinal a beau se vouloir impassible, froid enregistreur du réel, un souffle héroïque tout à coup libère sa plume pour magnifier la vérité crue. Jugez-en dans l’extrait suivant, où l’on voit le mineur Etienne Lantier pousser les grévistes à continuer la lutte.
Arion
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D’abord, il dit sa répugnance contre la grève : les mineurs ne l’avaient pas voulue, c’était la Direction qui les avait provoqués, avec son nouveau tarif de boisage. Puis, il rappela la première démarche des délégués chez le directeur, la mauvaise foi de la Régie, et plus tard, lors de la seconde démarche, sa concession tardive, les dix centimes qu’elle rendait, après avoir tâché de les voler. Maintenant, on en était là, il établissait par des chiffres le vide de la caisse de prévoyance, indiquait l’emploi des secours envoyés, excusait en quelques phrases l’Internationale, Pluchard et les autres, de ne pouvoir faire davantage pour eux, au milieu des soucis de leur conquête du monde. Donc, la situation s’aggravait de jour en jour, la Compagnie renvoyait les livrets et menaçait d’embaucher des ouvriers en Belgique ; en outre, elle intimidait les faibles, elle avait décidé un certain nombre de mineurs à redescendre. Il gardait sa voix monotone comme pour insister sur ces mauvaises nouvelles, il disait la faim victorieuse, l’espoir mort, la lutte arrivée aux fièvres dernières du courage. Et, brusquement, il conclut, sans hausser le ton.
“C’est dans ces conditions, camarades, que vous devez prendre une décision ce soir. Voulez-vous la continuation de la grève ? et, en ce cas, que comptez-vous faire pour triompher de la Compagnie ?”
Un silence profond tomba du ciel étoilé. La foule, qu’on ne voyait pas, se taisait dans la nuit, sous cette parole qui lui étouffait le coeur ; et l’on n’entendait que son souffle désespéré, au travers des arbres.
Mais Etienne, déjà, continuait d’une voix changée. Ce n’était plus le secrétaire de l’association qui parlait, c’était le chef de bande, l’apôtre apportant la vérité. Est-ce qu’il se trouvait des lâches pour manquer à leur parole ? Quoi ! depuis un mois, on aurait souffert inutilement, on retournerait aux fosses, la tête basse, et l’éternelle misère recommencerait ! Ne valait-il pas mieux mourir tout de suite, en essayant de détruire cette tyrannie du capital qui affamait le travailleur ? Toujours se soumettre devant la faim jusqu’au moment où la faim, de nouveau, jetait les plus calmes à la révolte, n’était-ce pas un jeu stupide qui ne pouvait durer davantage ? Et il montrait les mineurs exploités, supportant à eux seuls les désastres des crises, réduits à ne plus manger, dès que les nécessités de la concurrence abaissaient le prix de revient. Non ! le tarif de boisage n’était pas acceptable, il n’y avait là qu’une économie déguisée, on voulait voler à chaque homme une heure de son travail par jour. C’était trop cette fois, le temps venait où les misérables, poussés à bout, feraient justice.
Il resta le bras en l’air.
La foule, à ce mot de justice, secouée d’un long frisson, éclata en applaudissements, qui roulaient avec un bruit de feuilles sèches. Des voix criaient : “Justice !…Il est temps, justice !”
Peu à peu, Etienne s’échauffait. Il n’avait pas l’abondance facile et coulante de Rasseneur. Les mots lui manquaient souvent, il devait torturer sa phrase, il en sortait par un effort qu’il appuyait d’un coup d’épaule. Seulement, à ces heurts continuels, il rencontrait des images d’une énergie familière, qui empoignaient son auditoire ; tandis que ses gestes d’ouvrier au chantier, ses coudes rentrés, puis étendus et lançant les poings en avant, sa mâchoire brusquement avancée, comme pour mordre, avaient eux aussi une action extraordinaire sur les camarades. Tous le disaient, il n’était pas grand, mais il se faisait écouter.
“Le salariat est une forme nouvelle de l’esclavage, reprit-il d’une voix plus vibrante. La mine doit être au mineur, comme la mer est au pêcheur, comme la terre est au paysan… Entendez-vous ! la mine vous appartient, à vous tous qui, depuis des siècles, l’avez payée de tant de sang et de misère !”
Zola, Germinal, 1885
Arion