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Guyotat #5

Publié le 17 septembre 2009 par Menear
C'est un passage qui illustre parfaitement l'esthétique Guyotat, du moins dans Tombeau pour cinq cent milles soldats, qui est abyssal. Ici les corps débités ne pullulent pas comme ils pourraient mais crépitent. Font irruption des soldats anonymes et floutés qui déversent littéralement sur leur monde des montagnes d'excréments. Une fois que l'environnement repose enfoui sous des tonnes de merde, la narration, qui n'est ni focalisée ni temporalisée, installe une beauté de cinéma, un corps qui fume au cœur de la scène. La langue y est impeccable et insupportable aussi : énumération habituelle de calvaires quotidiens. On n'est pas encore dans l'enfer d'Eden Eden Eden mais c'est pas loin.
A l'aube une jeep roule avec une remorque, dans les eucalyptus, s'arrête devant le tas d'ordures, trois soldats sautent de la jeep, détachant la remorque. Sur le tas frémissant, vibrant déjà sous le soleil cru, deux corps : les deux enfants qui se battaient la nuit, l'un étranglé, l'autre le corps lacéré, les plaies noires, couvertes de mouches brillantes. Les soldats blêmissent, baissent les yeux, se tournent l'un vers l'autre, hésitent, la gorge battante ; puis ils renversent la remorque, la boue fétide, rose et verte, se répand sur les deux corps que l'aube a lavé. Les soldats crachent, ils chassent les mouches avec leurs mains. A midi, une jeep (et une remorque) roule sur le sable, pénètre dans l'eau. Des enfants se baignent en contrebas. Les soldats montent dans la remorque où sont deux tonneaux d'excréments et les font basculer sur l'eau..
- Arrêtez, il y a des gamins qui se baignent.
- Ils s'en foutent, sale race, dégueulasse, dégueulasse. Ils ne se torchent même pas le cul. Vas-y, verse la merde. De toute façon, ils sentent toujours mauvais, ces putains. Les soldats renversent les tonneaux. Les excréments éclaboussent l'eau blanche, formant une ombre sur l'eau qui descend vers les enfants, les enveloppe et salit leurs épaules ; ils nagent vers la rive, suffoquant, vomissant dans l'eau tiède. Ils sortent de l'eau et se traînent sur le sable comme des rats. Les soldats remontent les tonneaux avec des chaînes. Au camp, ils les remettent sous les fosses d'aisance, leurs souliers collant à la boue noire grouillante de vers ; un moment enivrés, puis les voici dressés dans le soleil, éblouis, les reins brisés, ils essuient leurs mains à leurs hanches, la toile du treillis, brûlante, se froisse avec un bruit sec, puis marchent lourds vers les tentes ; au-devant sont les tables couvertes de morceaux de viande noire, de bave et de mousse de bière ; les soldats, d'une main lasse prennent des morceaux, les mangent, frottant leurs mains l'une contre l'autre, se glissent sous les tentes, se laissent tomber sur leurs paillasses, sur le dos, les jambes écartées, leurs mains luisantes enfoncées dans le ceinturon, dont la pointe étincelle comme un dard, dans l'ombre du feu, la vapeur du soleil et la vibration des corps..
Dans la cave, les femmes assoupies, remuent un bras, un pied ; la poussière du charbon, mêlée de sperme, de sueur et de bave séchée, coule sur la peau indifférente et glacée dans les rayons ; le jeune garçon, debout, une jambe repliée contre le mur, fume, immobile, la main à sa ceinture..
Dans les sous-bois, au dessus des tentes, le passage lent et obstiné d'un insecte, déclenche au cœur des feuillages calcinés, l'écoulement et la chute du sable et de la cendre. .
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Pierre Guyotat, Tombeau pour cinq cent mille soldats, L'imaginaire, P.189-190.

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