Elle ne se pomponne pas.
Elle ne voit pas l’utilité de mettre son corps en valeur.
Son esprit est ailleurs, là bas, dans les contradictions de son être.
Crèmes de beauté et autres mascaras sont sans doute des mots barbares à son vocabulaire. Si elle peut citer par cœur dix œuvres de Manet, elle ne pourrait égrener trois marques de rouge à lèvres.
Alors, elle garde pour unique coiffure un chignon fait à la va vite et les seuls ornements qui habillent son visage sont ses pragmatiques lentilles, deux ennemies mortelles qui te l’ont enlevé souvent… ces nuits où elle avait oublié d’emporter son produit.
Milena n’aime pas ne pas voir !
Milena n’aime pas qu’on la voie.
Discussions nocturnes…
Tu t’aperçois un soir que vous avez suivi le même cours à la Fac.
Tu ne l’as jamais remarqué, Milena…
Et puis maintenant elle est là, chargée de sens, conservant tout contre son sein, bien au chaud, à son insu, un peu de ta vie… partageant ton lit et tes illusions.
Le Destin ?
Le destin est abscons !
Seul le contexte, l’enchaînement irrationnel des évènements prends son importance pour mener deux êtres l’un vers l’autre.
Tu ne t’es jamais intéressé à elle, au fond.
Milena est même de ces filles qui t’agacent en tant qu’amie.
Maintenant, bien sûr c’est différent.
C’est différent car ses petites manies, son air maussade, ses crises de larmes, son manque de lucidité, ses discours enfantins sont les prémices de moments sensuels...
Milena l’enfant !
Impérieuse, capricieuse, chiante, gâtée, pourrie, par ses parents, voilà la Milena sociale, toujours mal dans sa peau. Elle voudrait toujours être ailleurs, il lui faut toujours autre chose : une autre sorte de thé, une autre taie d’oreiller, un autre film, livre, shampoing, coussin…
Elle te ressemble.
Elle a peur.
Elle se vexe si tu ne pèses pas exactement tes mots, boude, fait la moue pour un rien, un détail.
Elle ne vit jamais au présent !
Elle est là…. Ange défiguré ne sachant s’envoler !
Tu la blesses sans t’en rendre compte, le monde la blesse et voilà que tu ne comprends pas pourquoi elle pleure.
Elle pleure…
De ne pas savoir ce qu’elle veut, de ne pouvoir exprimer son mal de vivre d’une autre manière…
Ses larmes… sont ton ivresse.
Elle cherche dans cette vie un équilibre, un rien et elle vacille !
Qu’elle se protège tant qu’elle peut, rien n’y fait.
Le monde est là, la parasitant… la paralysant !
Pourtant…
Comme toi elle devra apprendre à l’affronter, tu as confiance en elle, tu penses, quand Milena maîtrisera ses émotions, elle deviendra celle qu’elle poursuit !
Il te semble parfois, que ce n’est pas la Milena que tu as connu que tu as aimé mais celle que tu pensais qu’elle deviendrait un jour.
Etrange, enfin…
Pour l’instant elle ne parvient pas à s’en sortir...
Toujours sur le qui-vive… un rien l’agresse ! Les pubs à la télé, les hommes dans la rue, un ami, un coup de fil de l’ANPE, des Assedic, de la fac, de sa mère, de son frère…
La voilà débordée pour ses dossiers de fac, la voilà en retard, la voilà paniquée, la voilà qui tremble et fond en larmes au milieu de la foule.
Pas d’explication plausible.
Elle est lucide Milena… mais elle ne se maîtrise pas.
Elle voudrait tellement pouvoir vivre simplement...
Elle ne sait pas.
Elle ne sait pas que cette sensibilité qui l’habite fait sa force !
Qu’une fois canalisée, maîtrisée cette énergie sera la force créative qui mènera sa vie.
Tu ne lui dis rien, tu n’en es pas sûr, encore.
Et puis elle est naïve… Ca t’amuse ! De la voir projeter la vie des autres ainsi. Milena croit de bonne foi, que les masques que les gens portent au quotidien sont réels. Elle croit ce qu’elle voit ! Elle ne se doute pas que derrière ceux-ci naviguent des êtres torturés, en proie, comme elle, à diverses agitations.
Elle ne sait pas que tous ceux là autour se cachent tant qu’ils peuvent, pour la raison qu’elle, Milena, ne triche jamais.
Elle se montre faible.
Elle s’interroge, se torture, se pousse dans ses retranchements, elle dépoussière, bêche, ratisse sa mémoire, elle est en quête de sens… de logique, à tout prix. Parfois, certains de ses raisonnements la satisfont, elle croit avoir trouvé la solution… pour vivre sans risque, elle s’en tient à ce concept, un temps, hélas, toujours, survient un évènement quelconque qui fait voler en éclat le paradigme !
Alors, elle recommence…
L’écueil de Milena c’est de rejeter comme toi, au plus profond de son être, cette part d’elle-même qu’elle juge source de ses malheurs, de son inadéquation au monde.
Au fond, peut-être ne se sent-elle en phase avec elle-même que lors de ses cours de chant, bien au chaud au cœur du chœur de sa chorale. Là, elle dit se sentir en correspondance avec les êtres qui l’entourent, leur voix répondant à ces phrases musicales, lui apportant un peu de courage… du sens.
Toi, tu apprends de Milena, tu te reflètes dans ses yeux.
Toi tu as l’alcool pour comprimer tout ça, Milena, elle, fond en larme, se prive de nourriture, moleste son corps, s’enroule de cauchemars…
Voilà qu’elle te réveille au milieu de la nuit ! Sans savoir où elle est. Discours, maux de têtes, courbatures… elle parle… sans repères… tu ne comprends rien, tu sens en elle une sensation de vide, brutale, elle n’arrive plus à respirer… tu la prends dans tes bras, elle te serre, s’accroche à toi, tellement fort !
Chut…
Cela vient de nulle part, à tout moment, la saisissant soudain, est-ce des crises d’asthme, d’angoisses…
C’est une épée de Damoclès qui pèse sur ses épaules frêles, en permanence. Aussi s’effraye-t-elle de vivre un moment heureux.
Elle s’interroge sur celui-ci, s’en éloigne, le médite et déjà pressent la crise d’angoisse qui lui fera pendant.
A-t-elle mérité ce tronçon de vie, pourquoi est-il différent, pourquoi se sent-elle bien à cet instant précis, dans ce contexte particulier et pourquoi n’arrive-t-elle pas à le prolonger ?
Milena te semble faire partie de ces êtres si bien conditionnés à un état de nonchalance, de troubles intérieurs, que pour eux, même la sensation de se sentir bien leur fait tourner la tête. Elle n’arrive pas à se laisser aller, profiter, faire le vide dans son esprit et vivre, tout simplement.
Et toi ? Pense-y, maintenant.
L’as-tu aimée parce qu’elle te renvoyait l’image de tes propres angoisses ?
Bien sûr.
Tu n’aimes pas la Milena épanouie, tu aimes en elle l’hôte funeste qu’elle ne pourra jamais tuer complètement. Tu aimes ce qu’elle ne contrôle pas, ses pulsions destructrices, sa sensibilité à fleur de peau, sa propension à exacerber ses sentiments. Tu aimes le regard qu’elle porte sur ce qui l’entoure, la faculté qu’elle a de saisir, au milieu de la foule, les non-dits.
Tu aimes Milena égoïstement. Tu plonges en elle, tu trouves en elle celui que tu as été avant de ne plus te lacérer l’esprit sans cesse, de t’en vouloir de ne pas avoir les préoccupations des autres…
Tu voudrais la sauver.
Tu voudrais lui dire tout ça mais, en larmes, elle ne t’entend pas.
Les mots ne pénètrent pas le cœur de ceux qui n’ont pas vécu.
Oui, tu aimes Milena pour celle qu’elle aura le courage de devenir, quand elle trouvera sa passerelle vers le monde.
Petit oiseau elle s’envolera à l’air libre, libérée de tout.
Mais c’est trop tard, pour vous.
Alors repense avec tendresse, sans mépris, à ses balbutiements… ses contradictions permanentes… cette lutte qui se joue dans son cœur… son dédain total pour les idées féministes, la politique, la religion… tout ce qui n’était pas de l’ordre du ressenti.
Souviens-toi cette volonté de passer inaperçue, cette faculté qu’elle avait de s’abandonner dans tes bras sans force, vide et la force qu’elle avait de repartir le lendemain à la bataille.
Elle est ta petite sœur de faïence.
Pourtant…
Et si rien n’était vrai ?
Si toutes tes suppositions n’étaient qu’un fil d’Ariane sans issue, si tout simplement Milena était ainsi car elle ne t’aimait pas.
Une Milena fabriquée, rêvée, dont tu as brossé les traits au pinceau des illusions, pour un tableau impressionniste ?
Une Milena irréelle, inventée au gré de ta lecture, forgée dans un dédale de fantômes romantiques et romanesques ?
Tu as toujours crû en la toute puissance de ton ressenti, crois y encore, bien sûr !
Peu importe, au fond…
Peu importe qu’elle soit ainsi ou autrement.
Peu importe…
La vie est là.
A la lentille des souvenirs, Milena prend mille et une apparences et se meut dans un va et vient incessant.
Ni toi, ni Milena, n’êtes des personnages de roman.
Ne renies rien de ce que vous avez été, aime la Milena que tu as cru aimer !