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Au nom du père

Publié le 26 septembre 2009 par Boustoune

Troisième long-métrage d’Elia Suleiman, Le Temps qu’il reste débute par une étrange séquence inaugurale : Un chauffeur de taxi israélien prend en charge un passager à l’aéroport de Tel-Aviv pour l’emmener, de nuit, vers Nazareth. En cours de route, un violent orage s’abat sur le véhicule. Pluie torrentielle et vents violents empêchent d’y voir à plus d’un mètre. Impossible dans ces conditions, de pouvoir lire les panneaux indicatifs et donc de trouver son chemin. Et la radio n’est d’aucune aide puisque les fréquences semblent brouillées… Le passager, dont on devine la silhouette dans l’obscurité, au fond du véhicule, reste impassible. Le chauffeur, lui, s’énerve, peste contre ce subit dérèglement climatique, contre ces routes qui se ressemblent toutes… Puis, face à des éléments de plus en plus déchaînés, sombre dans un profond désarroi : « Je ne reconnais rien ! Où sommes-nous ?... ». Une séquence hautement métaphorique, qui énonce, en filigrane, toutes les thématiques que le cinéaste va aborder dans son film.
Comme toutes les œuvres d’Elia Suleiman, Le temps qu’il reste traite évidemment du conflit israélo-palestinien et de la difficulté à trouver sa place dans une zone géographique aussi instable, déchirée et soumise à de fréquents séismes géopolitiques.
Ce n’est évidemment pas un hasard si ce taxi maudit, en pleine tempête, abrite à la fois un israélien et un palestinien, afin de bien montrer que les deux peuples sont dans la même galère, voguant sur un flot de haine absurde et dévastatrice. On notera aussi la différence symbolique entre les deux personnages. Le chauffeur de taxi est au premier plan, en pleine lumière. On n’entend que lui. Le passager palestinien, Elia Suleiman lui-même, est cantonné à l’obscurité et au silence. Subtile nuance entre le plus fort et le plus faible, l’occupant et l’occupé…
Cette différence est également appuyée pour bien représenter le statut particulier des « arabes israéliens », ces palestiniens qui ont choisi de rester sur leurs terres après la victoire israélienne lors de la guerre des six jours. Ils sont peu à peu devenus des étrangers dans ce qui était leur propre pays, et ont, par la force des choses, dû faire profil bas pour se fondre sans heurts à leur nouvel environnement, taisant leur douleur, leur déchirure et leur hostilité à cette situation. A l’instar de ce chauffeur de taxi complètement perdu, eux aussi se demandent où ils sont Ce sont des « absents-présents » comme l’indique le sous-titre du film « Chronique d’un absent-présent ».
Une appellation très poétique, très subtile, qui peut aussi prendre un autre sens, évocation d’un mort dont le souvenir reste encore très vivace.
La séquence initiale, très sombre, nimbée d’une ambiance lugubre peut d’ailleurs se voir également comme une allégorie de la mort, du passage vers l’autre monde, et préfigure une œuvre funèbre et douloureuse, qui traite avant tout de la disparition des êtres qui nous sont chers. Dans Le temps qu’il reste, Elia Suleiman rend en effet hommage à son père et à sa mère, aujourd’hui décédés. Il raconte plusieurs épisodes de l’histoire de sa famille, en s’appuyant sur les carnets de son père et des lettres écrites par sa mère. Le dispositif lui permet de mêler petite et grande histoire, blessures intimes et collectives, et de livrer un film magnifique sur le thème de la séparation, dans tous les sens du terme.
Le sujet est illustré dans chaque plan, chaque cadrage, petits joyaux de mise en scène d’une infinie précision, où le cinéaste prend soin de découper l’espace avec des objets, des personnages, des fenêtres, jouant parfois sur des effets de symétrie, et appliquant souvent une coupe franche au milieu du cadre, avec une maîtrise du langage cinématographique qui laisse pantois.
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Le thème de la séparation, de la division se ressent aussi dans le découpage du film en quatre chapitres distincts, dont les éléments se répondent les uns aux autres.
Le premier débute en 1948, le jour où l’édile de Nazareth capitule et abandonne sa ville aux troupes israéliennes. Fuad Suleiman entre alors en résistance, s’occupant de cacher des armes à feu pour la rébellion armée. Une activité périlleuse, car la répression est particulièrement dure, les soldats israéliens n’hésitant pas à abattre froidement les fauteurs de trouble. Arrêté, puis passé à tabac, Fuad est laissé pour mort dans un fossé, mais s’en sort miraculeusement…
Il s’agit de la partie la plus violente du film, celle où l’horreur de cette guerre absurde est la plus perceptible. L’humour habituel du cinéaste ne s’exprime que très peu, s’effaçant devant les exécutions sommaires et les actes de barbarie gratuite. Mais on saura gré à Elia Suleiman d’avoir su garder une certaine retenue, une distance par rapport à toute cette violence, afin qu’elle ne vienne pas « polluer » le reste du film.
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Le second chapitre marque un sensible changement de ton. Nous sommes en 1970. Le président égyptien Gamal Abdel Nasser, leader du monde arabe, vient de mourir d’une crise cardiaque. Un coup dur pour Fuad qui continuer d’œuvrer pour la libération de son peuple. Il continue son trafic d’armes avec le Liban, mais il est plus sage, plus prudent, déguisant ses petits échanges en parties de pêche nocturnes pour ne pas attirer l’attention sur lui et sur sa famille. C’est que la situation a un peu changé. Fuad est aujourd’hui marié et a un fils, Elia. Un garçonnet facétieux qui, du haut de ses dix ans, fait déjà preuve d’un certain esprit contestataire, ce qui lui vaut régulièrement des réprimandes à l’école. Comme dans cette scène où le directeur demande au jeune insolent : « Qui t’a dit que les Etats-Unis sont impérialistes, hein ? ». On ne dit pas ces choses là en classe. A plus forte raison quand on est arabe dans une école israélienne…
La séquence peut sembler anodine, juste une légère envolée comique dans le récit, mais elle est à la fois emblématique et fondatrice du style du réalisateur, et a assez logiquement été choisie pour illustrer l’affiche du film. Une fois adulte, ce petit garçon à qui on reprochait de trop parler, de dire des choses qui fâchent, est devenu une sorte de clown triste, quasi-mutique, et a appris à faire passer ses messages politiques de façon plus subtile, par son art, par l’image.
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Dans une autre séquence, on voit le jeune Elia fasciné par le film qu’il est en train de regarder. Il s’agit du Spartacus de Stanley Kubrick. Sacré symbole : pour le petit garçon, la prise de conscience du pouvoir du langage cinématographique se fait avec une œuvre qui glorifie l’esprit de révolte et la force de la communauté… Sans doute cette découverte est-elle à l’origine de la vocation de cinéaste d’Elia Suleiman, qui a fait de son art une arme contre les injustices et la bêtise humaine. Une arme sans doute plus efficace que tous les fusils et autres revolvers, surtout quand il s’agit d’affronter un adversaire qui dispose d’une indéniable supériorité matérielle…
Cette seconde partie amorce donc l’idée d’un passage du témoin entre le père et le fils, chacun poursuivant le combat à sa manière.
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Il faut dire que, comme le montre le troisième chapitre, Fuad s’épuise peu à peu, stressé par ses régulières « parties de pêche » nocturnes, fatigué de se battre contre un ennemi trop puissant. Son cœur marque de sérieux signes de fatigue, lui promettant le même sort que son ancienne idole, Gamal Abdel Nasser…
A côté de cela, la vie continue, rythmée par des événements récurrents et des scènes du quotidien : les lettres de la mère à la famille en exil, le plat de lentilles offert par la tante Olga, qui est immédiatement rangé à la poubelle, les tentatives de suicide d’un vieux voisin dépressif quand il ne développe pas d’abracadabrantes stratégies politiques…
Elia a grandi. Il a aujourd’hui à peu près l’âge qu’avait son père dans la première partie du film. On le voit d’ailleurs fréquenter les lieux où, dans sa jeunesse, son père avait ses habitudes, comme cette table à la terrasse d’un petit café. Et il marche aussi sur ses traces en affirmant un tempérament toujours plus rebelle et frondeur. Mais cette fois, il ne s’en tire plus seulement avec des réprimandes du directeur de l’école. La police le recherche et Elia doit quitter le pays. Au même moment, l’état de santé de son père se dégrade. Son cœur ne tiendra plus très longtemps…
Le troisième acte se clôt sur une magnifique séquence entre les deux hommes, bouleversante de pudeur et de sensibilité. Fuad vient de sortir de l’hôpital et Elia le ramène en voiture. Le jeune homme s’arrête pour acheter les médicaments de son père. Il lui met un peu de musique pour patienter. Fuad s’endort paisiblement… Le garçon jette alors sur lui un regard plein d’affection, de peine et d’angoisse. Pas besoin de mots. On comprend tout à fait les enjeux de cette scène : Ils ne se reverront plus. C’est Elia qui devra désormais veiller sur la famille et qui devra continuer la lutte pour la cause palestinienne, à sa façon. En exil, il va avoir l’occasion de partir aux Etats-Unis et d’y étudier le cinéma, son « art-me » pour combattre les injustices et garantir la mémoire de son peuple…
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Fort logiquement, la dernière partie, contemporaine, est celle où le style d’Elia Suleiman se fait le plus net, accumulation de courtes saynètes poétiques et burlesques dans l’esprit du cinéma de Jacques Tati ou de Buster Keaton, moments absurdes qui dénoncent l’absurdité du conflit israélo-palestinien. Il faut voir cette irrésistible séquence où le canon d’un tank israélien suit les va-et-vient d’un jeune palestinien en train de téléphoner dans la rue avec son téléphone mobile, sans se soucier de la menace qui pèse sur lui. Ou celle où des soldats israéliens chargés de faire respecter le couvre-feu, s’arrêtent devant un night-club improvisé et dodelinent leur tête au son de la musique tout en demandant aux occupants d’évacuer les lieux…
Pour parler au présent des tensions entre arabes et israéliens, Elia Suleiman a posé sa caméra à Ramallah, en Cisjordanie, dans les territoires palestiniens occupés par Israël. C’est là qu’ont lieu les affrontements aujourd’hui, que se développent les injustices et le ressentiment du peuple palestinien.
Car les temps ont changé. Nazareth est redevenue une ville tranquille, comptant toujours une forte communauté d’origine arabe, mais dont les plus jeunes membres se sentent autant israéliens qu’arabes, vivant en harmonie avec le reste de la population. Signe de ce changement de mentalité, c’est un jeune policier israélien qui accueille Elia Suleiman pour son retour dans la maison familiale, un plat de taboulé à la main, un geste qui fait opposition à cette scène du second chapitre où les policiers venaient fouiller les lieux et se ridiculisaient en prenant de la semoule pour une poudre explosive. L’homme, aidé par sa femme, d’origine asiatique, assiste au quotidien la mère d’Elia, de plus en plus diminuée par son diabète et désormais murée dans le silence. Elle passe le plus clair de son temps sur le balcon, installée à la place où Fuad s’asseyait pour contempler la ville et écouter de la musique.
C’est là que se déroule une des plus belles scènes du film : un feu d’artifice illumine la nuit. Le jeune couple admire le spectacle, effectivement de toute beauté. La vieille femme, elle, détourne la tête. Les éclairs et les bruits d’explosion lui rappellent probablement les jours sombres, entre tirs et bombardements. Le policier et sa femme, trop jeunes pour avoir vécu cette période, ne peuvent pas comprendre… Ils incarnent l’avenir, un monde où chacun pourra vivre en harmonie, dans le respect de la culture de l’autre. Là aussi, il s’agit d’un passage de relais entre les générations…
Tout l’art de Suleiman est contenu dans cette séquence, où il parvient en un plan, quasiment sans dialogues, à évoquer autant de choses, à communiquer autant d’émotions.
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Autre exemple, tout aussi superbe : la scène où le même couple tente d’égayer la soirée de leur patiente avec un karaoké, la jeune femme se mettant à chanter plus ou moins juste « My heart will go on » de Céline Dion. Cela aurait pu être ridicule, c’est au contraire magnifique. Le choix de ce morceau n’est pas fortuit. Il permet à Suleiman d’évoquer subtilement une autre forme d’impérialisme américain, culturel celui-là, les Etats-Unis inondant le monde d’œuvres aussi formatées que Titanic, le film dont est tirée cette chanson. Et dans le même temps, il colle parfaitement avec le sujet du film, les paroles traitant de la façon dont perdure en nous le souvenir des êtres chers. Car après avoir perdu son père, Elia a conscience que sa mère vit ses derniers jours. Son diabète n’est pas prêt de s’arranger, vu qu’elle va piquer en douce des glaces dans le frigo, la nuit. Petit plaisir dérisoire avant de mourir ou suicide sucré volontaire ? Un peu des deux, sans doute. Elle est de toute façon prête à rejoindre son mari, dont l’absence a probablement été une douleur quotidienne, un vide insurmontable.
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Le temps qu’il reste est un film rare.
Rare parce qu’il ne s’agit que du troisième long-métrage d’Elia Suleiman qui, faute de financements, tourne peu, trop peu.
Rare également parce que précieux. Peu de cinéastes auraient pu réussir à entremêler avec autant de finesse drames intimes et problèmes politiques, désespoirs et espoirs, rire et larmes, réalisme et fantaisie. Suleiman y parvient à chaque plan, laissant à chaque fois éclater sa maîtrise totale du langage cinématographique et l’intelligence d’une construction scénaristique où chaque élément a son importance.
Grâce à son style unique, le cinéaste réussit à dépasser le cadre de la simple chronique familiale et parvient à générer une émotion universelle. C’était probablement l’un des buts du film. Rappeler que nous sommes tous des êtres humains, aussi démunis les uns que les autres face au malheur, face à la perte des gens qu’on aime et au vide qu’elle crée. La vie est courte, trop courte. Pourquoi se haïr les uns les autres, s’affronter plutôt que de profiter pleinement du temps qui nous est accordé sur cette terre ? Restons en vie, comme le matraque la chanson finale, une version remixée de “Staying alive”…
Et si on commençait par abolir les barrières entre les êtres ? C’est peut-être tout le sens de la scène la plus audacieuse du film, où le cinéaste s’empare d’une perche, prend quelques pas d’élan… et passe par-dessus le « Mur de la honte », cette longue muraille érigée par Israël pour marquer la séparation avec la Cisjordanie. L’exploit est sportivement sans intérêt, l’édifice n’étant pas démesurément élevé. Mais la portée symbolique du geste est autrement plus forte. Et la performance cinématographique l’est tout autant. Avec ce film poignant, Elia Suleiman place la barre haut, très haut…
Le temps qu’il reste est un chef d’œuvre, tout simplement...
Note : ÉtoileÉtoileÉtoileÉtoileÉtoileÉtoile

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