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Regard sur le Liban (3/6) Le Musée du savon

Publié le 28 septembre 2009 par Savatier

 Si le mécénat permet de financer en partie le Musée National de Beyrouth, d’autres initiatives privées contribuent à la mise en valeur du patrimoine culturel libanais. Tel est, notamment, le cas de la Fondation Audi. Sans relation avec le constructeur automobile allemand, cette fondation a été initiée par la famille Audi (prononcer : aodé) qui règne sur l’une des grandes banques du pays. Son objectif s’inscrit dans la revalorisation de la médina (vielle ville) de Saïda, capitale du Sud Liban que les Phéniciens avaient nommée Sidon.

La cible principale de la Fondation, « l’îlot Audi » se présente sous la forme d’un ensemble architectural dont la partie la plus ancienne remonte au XIIIe siècle. Au XIXe siècle, une savonnerie artisanale s’y installa, qui fut acquise vers 1895 par la famille. Celle-ci fit édifier, au début du XXe siècle, une grande maison au-dessus de la savonnerie, dans le style des demeures bourgeoises occidentales. Dans les années 1950, le bâtiment accueillit une école ; durant la guerre, le rez-de-chaussée fut mis à la disposition de réfugiés. Enfin, les travaux de restauration commencés en 1996 permirent la création du Musée du savon, dont l’intérêt ne se limite pas au caractère insolite de son thème. Car le résultat de cette réhabilitation est tout à fait étonnant : outre une remise en état particulièrement soigneuse des salles voutées de la savonnerie, le choix de matériaux nobles, comme le parquet qui recouvre le sol, la conception de l’éclairage indirect, l’installation de vitrines témoignent d’une sérieuse étude muséologique qui fait de ce lieu l’un des plus singuliers et des plus esthétiques de la région.

L’histoire du savon se confond avec celle du Proche-Orient. Les Sumériens et les Egyptiens en fabriquaient déjà au premier millénaire avant notre ère. Ce sont toutefois les Arabes qui donnèrent tout son essor à cette industrie, en utilisant les substances alcalines – al quâli signifie « soude » en arabe – contenues dans les cendres d’une plante maritime, la Salsola Kali (forme de salicorne), qui, alliées à un corps gras, permettaient d’obtenir un produit de texture ferme et facile à utiliser. Il semble que ce soit au XIIIe siècle que la graisse animale fut remplacée par l’huile d’olive. Alep, ville située au Nord-Ouest de la Syrie, s’était constituée une solide réputation dans l’industrie de la saponification qui fait encore sa célébrité aujourd’hui, mais le Liban développa, lui aussi, cette activité. Rapporté en Europe par les croisés, ce savon se répandit en Italie, en Espagne et, surtout à Marseille, si bien que l’on peut considérer le savon du Proche-Orient comme l’ancêtre de notre actuel savon de Marseille.

Le visiteur peut, en parcourant le musée, suivre les différentes étapes de la fabrication du savon ; il y trouvera les bassins de lixiviation (ou extraction de produits solubles) dans lesquels les cendres végétales et de la chaux éteinte étaient mélangées à de l’eau. Ce processus ne demandait pas moins de deux jours. La solution basique ainsi obtenue était ensuite mélangée à l’huile d’olive dans une cuve de cuisson chauffée à 120°C dont le contenu était malaxé jusqu’à obtention d’une pâte. Cette cuisson durait cinq jours au terme desquels la pâte – goûtée par le maître savonnier pour s’assurer de sa qualité – était transférée dans une zone d’étendage. Coupés, marqués (du nom de la fabrique ou décorés de dessins), les savons étaient disposés verticalement en tours, une technique (visible au musée) qui assurait une circulation constante de l’air, pour être séchés avant d’être calibrés. Un séchage optimal faisait perdre au savon jusqu’à 30% de son eau. On notera que les artisans pratiquaient déjà à l’époque le recyclage des différents composants (eau, huile, copeaux ou paillettes de savon) tout au long de la fabrication du produit. Plusieurs vitrines montrent au public les ingrédients et les outils utilisés, comme les sceaux poinçons destinés à marquer les savons, des moules, des pochoirs, des calibres.

Ce savoir faire ancestral est toujours mis en œuvre par les artisans d’aujourd’hui, en Syrie et au Liban. On peut acheter ces savons cubiques, d’un poids d’environ une demie livre, dans les boutiques locales, mais les familles ont aussi l’habitude de remettre aux fabricants quelques dizaines de litres d’huile d’olive, à charge pour ces derniers de les utiliser pour honorer leur commande. Il s’agit, le plus souvent, de l’huile de première pression à froid de haute qualité que l’on retrouve à la base de la cuisine libanaise, voire de fonds de fûts de cette huile dans lesquels, par décantation, se forme toujours un léger dépôt. Le résultat est tout simplement prodigieux et relègue tous les savons industriels au rang d’ersatz. Il faut avoir utilisé ce produit aux vertus cosmétologiques et dermatologiques pour le comprendre. On peut faire réaliser des savons naturels ou – raffinement supplémentaire – y adjoindre en petite quantité de l’huile de baies de laurier dont l’effet se révèle souverain pour la peau.

Alors que, dans l’Europe médiévale, l’Eglise condamnait les bains publics comme lieux de débauche et prônait un renoncement au corps, l’Orient s’attachait à promouvoir les soins corporels, pour lesquels le savon jouait naturellement un rôle de premier plan. Le hammam ne servait pas seulement de lieu d’hygiène, bien que celle-ci fût encouragée par l’Islam. C’était – et c’est toujours – un lieu de socialisation et de délassement privilégié où hommes et femmes (à des horaires différents) se rendent pour bavarder, se détendre, fumer ou se faire masser. Une vitrine spécifique est consacrée au hammam, qui témoigne du raffinement des objets qui y étaient associés, comme une boîte à savon, des flacons de parfum et de Kohl, de l’argile parfumée (destinée aux soins capillaires), un brûle encens, des bols de cuivre et d’argent ouvragés ou de céramique peinte, des gants permettant le gommage de la peau, une aiguière et un bassin de cuivre ciselé. Beaucoup de ces objets furent découverts lors du dégagement du site. Dans une autre vitrine, est exposée une collection de pipes en terre anciennes aux fourneaux sculptés, qui rappelle une mode très répandue, tant chez les hommes que chez les femmes, de fumer du tabac. Aujourd’hui, le narguilhé a remplacé ces pipes, mais le tabac, disponible dans les cafés, les restaurants, reste un prétexte très populaire de convivialité pour les deux sexes.

Ceux qui auront aimé l’exposition Le Bain et le miroir, organisée au cours du premier semestre aux musées de Cluny et d’Ecouen dont j’avais rendu compte ici, apprécieront une visite au musée du savon de Saïda. Ils y retrouveront un égal raffinement dans les ustensiles d’hygiène, dans les pratiques se rattachant aux soins du corps. Et, peut-être, songeront-ils à l’ouvrage poétique de Francis Ponge, Le Savon (Gallimard, collection L’Imaginaire, 128 pages, 6,50€), commencé pendant l’Occupation, mais publié seulement en 1967, dans lequel on pouvait lire :

« Il n’est, dans la nature, rien de comparable au savon. Point de galet (palet), de pierre aussi glissante, et dont la réaction entre vos doigts, si vous avez réussi à l’y maintenir en l’agaçant avec la dose d’eau convenable, soit une bave aussi volumineuse et nacrée, consiste en tant de grappes de pléthoriques bulles. Les raisins creux, les raisins parfumés du savon. Agglomérations. Il gobe l’air, gobe l’eau tout autour de vos doigts. Bien qu’il repose d’abord, inerte et amorphe dans une soucoupe, le pouvoir est aux mains du savon de rendre consentantes, complaisantes les nôtres à se servir de l’eau, à abuser de l’eau dans ses moindres détails. Et nous glissons ainsi des mots aux significations, avec une ivresse lucide, ou plutôt une effervescence, une irisée quoique lucide ébullition à froid, d’où nous sortons d’ailleurs les mains plus pures qu’avant le commencement de cet exercice.

Le savon est une sorte de pierre, mais pas naturelle : sensible, susceptible, compliquée. Elle a une sorte de dignité particulière. Loin de prendre plaisir (ou du moins de passer son temps) à se faire rouler par les forces de la nature, elle leur glisse entre les doigts, y fond à vue d’œil, plutôt que de se laisser rouler unilatéralement par les eaux. »

Illustrations : Musée du savon © Fondation Audi - Savon d’Alep - Tour de savons - Vitrine de céramiques © Fondation Audi.  


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