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Une femme sous influence

Publié le 29 septembre 2009 par Boustoune

Lors de la sortie de 27 fois Cécile Cassard et des Chansons d’amour, on a beaucoup évoqué l’influence de Jacques Demy sur le cinéma de Christophe Honoré. Lors de celle de Ma mère, Dans Paris ou La belle personne, on pensait plutôt à d’autres figures marquantes de la Nouvelle Vague, comme Truffaut, Godard et Rivette.
Pourtant, il faut bien admettre aujourd’hui que, si le jeune cinéaste a bien été nourri des films de ses glorieux aînés, il a su digérer ses influences pour réussir à se forger, de film en film, son propre style. Un style particulier, certes, que l’on pourrait comparer à funambule en train d’avancer sur un fil, tanguant dangereusement, prenant des risques insensés, menaçant de basculer dans le vide à tout moment, mais gardant le cap malgré tout avec une insolente assurance. On aime ou on n’aime pas. Ou plutôt, on aime et on n’aime pas, chacune de ses œuvres apportant autant de motifs d’enthousiasme que d’agacement, entre moments de grâce cinématographique et maniérisme ridicule. Un peu à l’image de ses personnages, à la fois touchants, attachants et horripilants.
Prenez Léna, l’héroïne de son nouveau film, Non ma fille, tu n’iras pas danser. Une jeune femme qui semblait partie sur de bons rails dans la vie – une famille plutôt aisée et attentionnée, des études brillantes suivies d’un travail valorisant, un mariage qui lui a offert deux beaux enfants, et pour ne rien gâter, un physique avantageux (et pour cause, puisqu’elle a les traits de Chiara Mastroianni…) – mais qui, dès la séquence d’ouverture, éprouve les pires difficultés du monde à attraper à temps un simple train. Elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même : c’est elle qui a, sur un coup de tête, décidé de quitter son mari, puis son travail pour s’occuper seule de l’éducation de ses enfants. Et comme cette méthode est plutôt permissive, elle a fort à faire pour canaliser l’énergie débordante de ses deux bambins…
Non ma fille, tu n'iras pas danser - 5 
Léna semble complètement dépassée par les événements. Elle aurait bien besoin d’aide, mais préférerait mourir que de l’avouer. Elle entend bien se débrouiller seule et faire les choses à sa façon, refusant toute ingérence dans sa gestion du quotidien et envoyant promener quiconque aurait l’outrecuidance de lui faire la morale ou de lui donner le moindre conseil. Bornée, engoncée dans ce dogme qu’elle s’est construit, elle en devient désagréable et injuste avec son entourage, qui ne comprend pas ou plus son attitude. Elle rabroue ses parents, s’accroche pour des broutilles avec ses frères et sœurs, cherche constamment le conflit avec son ex-mari, Nigel, et joue au chat et à la souris avec le pauvre Simon, un jeune homme qui a commis l’erreur de tomber amoureux d’elle. Insaisissable, le comportement de Lena évolue au gré de ses humeurs et de ses envies, souvent contradictoires. Elle agit comme une adolescente capricieuse, rétive à toute autorité. Une vraie tête-à-claques…
Mais derrière ce descriptif peu flatteur s’ébauche un autre portrait, plus touchant, plus complexe. Celui d’une « femme sous influence ». Tout comme la Mabel du chef d’œuvre de John Cassavetes, Léna prend brusquement conscience que la petite vie parfaite qu’elle s’est construite ne correspond pas forcément à celle à laquelle elle aspirait, mais s’est pliée imperceptiblement à des conventions sociales et familiales. Une découverte qui provoque en elle une profonde angoisse existentielle et déclenche cette violente réaction de rejet. En quittant mari et travail, elle s’écarte alors de la norme, du moins de celle définie par la cellule familiale. Du coup, ses proches décident de profiter d’un week-end en Bretagne, chez ses parents, pour essayent de la faire revenir dans le droit chemin, un peu contre son gré. Sa sœur lui apprend qu’elle lui a planifié un entretien d’embauche, sa mère a invité Nigel pour qu’elle renoue le dialogue avec lui, histoire de voir s’il n’est pas possible de recoller les morceaux, et son frère, lui, a convié Simon à la fête, au cas où… Bref, un vrai traquenard...
Non ma fille, tu n'iras pas danser - 7
Evidemment, tous sont pétris de bonnes intentions, ne cherchent qu’à faire le bonheur de Léna, sincèrement. Mais il y a aussi derrière cela un profond malaise. Léna dérange parce qu’elle cherche sa voie en dehors d’un système de conventions sociales bien huilé, parce qu’elle remet en question des modes de pensée séculaires, qu’elle bouleverse leurs repères… Elle génère un certain chaos dans le microcosme familial, qui réagit en retour en exerçant sur Léna une pression inconsciente, derrière l’apparence d’une bienveillance protectrice. On veut imposer à la jeune femme son mode de vie, on la fait culpabiliser, on lui prodigue des leçons de morale, on fustige son immaturité alors qu’en cherchant à contrôler ses faits et gestes, on l’infantilise… Léna n’a pas besoin de cette sollicitude oppressante. Elle s’en explique avec sa mère, Annie : 
- Excuse-moi mais j’étouffe…
- Tu étouffes depuis que tu es née. L’oxygène, il y en a largement assez pour tout le monde.
- Ben non, il n’y en n’a plus, on est trop. Tu ne crois pas que tu t’es juste habituée à ne pas
respirer ?
Le dialogue résume bien les divergences profondes qui opposent les deux femmes. La mère reproche à sa fille d’être une éternelle insatisfaite, de courir après une liberté totalement utopique. Dans la vie, on ne fait pas toujours ce que l’on veut et on se contente de ce que l’on a… La fille, elle, reproche à sa mère d’avoir renoncé à ses rêves, de s’être soumise à un certain conformisme, d’avoir toute sa vie suivi des règles transmises de génération en génération. Et si cette voie n’était pas la bonne ? Et si chacun pouvait avoir un véritable contrôle sur sa propre vie ?
Aucune n’a totalement raison ou totalement tort. Annie est probablement un peu envieuse de la liberté défendue par Léna, mais elle est trop psychorigide pour l’admettre. On sent chez elle le poids de son éducation religieuse, des conventions sociales, les blessures et les regrets… Mais s’affranchir complètement des règles est également impossible. Léna finira certes par gagner une certaine émancipation, mais elle devra en payer le prix fort…
C’est là que la curieuse scène centrale du film prend tout son sens, justifiant au passage le titre de l’oeuvre. Christophe Honoré et sa coscénariste Geneviève Brisac ont en effet glissé dans le récit une très curieuse séquence, relatant une vieille légende bretonne, l’histoire de Katell Gollet. Pour se soustraire du mariage que ses proches avaient planifié pour elle, la belle jeune femme usa d’un stratagème. Comme elle n’aimait rien d’autre que la fête et la musique, elle accepta d’épouser l’homme qui serait capable de la faire danser pendant douze heures d’affilée. Après avoir épuisé tous ses prétendants, l’effort ayant même conduit certains d’entre eux à la tombe, elle se retrouva seule, sans cavalier ni musicien pour la faire danser. Jusqu’à ce que le Diable en personne ne vienne relever le défi et entraîner l’âme de la jeune rebelle en enfer… Morale de cette légende destinée à effrayer les gamines frondeuses : il faut se plier aux volontés de ses parents, suivre la voie de la sagesse et de la raison en se mariant avec l’homme qu’ils ont choisi, plutôt que de n’en faire qu’à sa tête et d’en payer le tribut – une damnation éternelle, rien que ça ! Cette histoire transmise de génération en génération est emblématique d’une conception très patriarcale de la société et d’une certaine aliénation de la femme, de qui l’on attend qu’elle assume les sempiternelles fonctions d’épouse dévouée et de mère parfaite, au détriment de ses propres désirs. Bref, tout ce que fuit Léna…
La séquence témoigne aussi d’une même soif de liberté chez Christophe Honoré, artistique celle-là. Il fallait un sacré culot pour insérer cette longue scène en costumes d’époque, austère et dépourvue de dialogues, sans lien direct avec le scénario du film. Cela risque de déstabiliser plus d’un spectateur et de servir de point d’appui pour les détracteurs du cinéaste - ils sont nombreux - qui jugent son cinéma poseur, truffé de scènes ridicules et totalement incongrues. Evidemment, il n’en n’est rien ici, la séquence étant la pierre angulaire de la thématique du film. On peut juste reprocher à Honoré de l’avoir amenée de manière aussi abrupte, au mépris des conventions narratives. Mais là aussi, la démarche s’inscrit dans une certaine logique : Le cinéaste est comme son héroïne, il n’en fait un peu qu’à sa tête, insérant du romanesque dans un récit foncièrement contemporain, opposant le naturel confondant de certains comédiens à l’emphase théâtrale des autres, oscillant à sa guise entre comédie, chronique familiale et drame sordide. Evidemment, cela donne un côté un peu agaçant à sa mise en scène – prétentieux, diront certains…
  
Ce qui mettra tout le monde d’accord, en revanche, c’est le jeu de Chiara Mastroianni, qui trouve là son deuxième rôle marquant de l’année, après celui de l’écrivaine un peu paumée de Un chat un chat. Elle est formidable dans ce rôle de femme tourmentée, constamment angoissée de ne pas être à la hauteur, en proie à un immense vertige existentiel. Avec ses gestes précis, son incroyable jeu de regard (ah ! les yeux de Chiara… Peut-on rêver plus bel « outil » pour un cinéaste ?), ses mimiques subtiles, elle traduit à la perfection toutes les émotions de son personnage, passant en un éclair du désarroi à la colère, de la vulnérabilité à la force psychologique.
Le reste de la distribution offre aussi de belles surprises, comme le retour au premier plan de Marie-Christine Barrault, qui apporte ce subtil alliage de tendresse et d’autorité revêche qui caractérise la mère de Léna, ou les belles compositions de Fred Ulysse et Jean-Marc Barr, le premier en père mutique, le second en ex-mari odieux. On oubliera volontiers, en revanche, le jeu outrancier, un peu grotesque de Julien Honoré, frère de Léna dans le film et du cinéaste dans la vraie vie. Et on regrettera que Marina Foïs, Martial Di Fonzo Bo et Louis Garrel n’aient pas été mieux exploités, leurs personnages manquant un peu d’épaisseur…
Pétri de qualités et lesté de défauts, Non ma fille, tu n’iras pas danser confortera dans leurs positions à la fois les partisans et les détracteurs de Christophe Honoré. Quoi qu’il en soit, le cinéaste continue de creuser son sillon dans le paysage cinématographique, avec audace et choix radicaux. Il n’est probablement pas très loin d’une véritable maturité artistique, chose qu’a désormais acquise la divine Chiara Mastroianni, principale raison d’aller voir ce drôle de film (qui n’est pas drôle du tout…)
Note : ÉtoileÉtoileÉtoileÉtoile
Non ma fille, tu n'iras pas danser

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