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De quoi Isaac Rosa a-t-il peur ?

Publié le 01 octobre 2009 par Fric Frac Club
De quoi Isaac Rosa a-t-il peur ? Faute de grives, on mange des merles, dit-on. Certaines personnes ont la force de conviction nécessaire pourvous persuader que le merle servi est en fait une grive. Isaac Rosa a cette habileté : preuve en est la réception enthousiaste, aussi bien en Espagne qu'en France, de La mémoire vaine, son deuxième roman. On l'avait pris (à raison) comme une rupture bienvenue avec la fiction sentimentale et romantique sur la résistance à Franco, on n'avait pas su y voir le fond absolument réactionnaire sur lequel il se basait. Son dernier roman, El país del miedo, n'est pas dépourvu de cette même tendance.
Clarifions d'abord deux ou trois choses, pour dissiper le malentendu qui aurait pu naître de ma note sur La mémoire vaine : on me l'a dite très sévère et idéologique. Ce n'est pas faux, mais ce n'est pas voir quelque chose de plus essentiel. En tant que lecteur, j'ai tendance à être attiré par les romans dans lesquels l'auteur met en évidence un ou des points de tension de la réalité ou de notre représentation de celle-ci, collective ou individuelle. Mais s'y attacher n'est pas suffisant : encore faut-il que la narration exploite cette tension, en défasse les fils pour montrer l'artifice et nous surprennent en l'abordant d'un angle original. C'est indéniablement la force de Bolaño quand il écrit sur le Chili de Pinochet. Bien. Rosa, dans son livre précédent, s'attaque donc à la représentation sentimentalement sociale-démocrate du franquisme (pas spécialement éloignée de la France blanche de toute collaboration). Rien que pour ça, on pourrait vouloir le saluer. Le problème survient quand on se rend compte que des fils il retisse un mythe (celui de tous les espagnols coupables, sauf les communistes) tout aussi néfaste et absurde que celui auquel il s'attaque. Son geste libérateur n'est en fait guère plus que le remplacement d'une cage par une nouvelle cage, d'une autre couleur. Et l'oiseau enfermé d'être content de ce changement… Sur le fait que, d'un point de vue strictement littéraire, le message du roman est que la fiction, toute forme de fiction, est une insulte faite aux victimes, je ne m'étendrai pas. De quoi Isaac Rosa a-t-il peur ?

C'est donc en gardant ces éléments fermement en tête que j'ai lu El país del miedo dont le thème m'intéressait au moins autant que celui de La mémoire vaine : l'emprise de la peur sur nos vies. Voilà, je crois, un sujet d'importance, riche en possibilités : après tout, que ce soit le terrorisme, l'immigration, le chômage ou la grippe, on ne nous gouverne et nous informe pratiquement plus que selon cette modalité. Carlos, le personnage de Rosa, est un père de famille qui perd peu à peu pied lorsqu'il se rend compte que son fils, à peine adolescent, est racketté à l'école. Chaque pas qu'il fait pour régler la question le voit se confronter à de nouvelles peurs qui toujours se réalisent. Rien que ça pose déjà problème : le lecteur intègre vite le schéma et sait plus ou moins à chaque chapitre narratif (j'y viens) comment ça va se finir. Bien sûr, c'est une fable, ce qui justifie sans doute cette façon de faire. Heureusement que Rosa est un écrivain solide et qu'il arrive, contre toute attente, à créer quelques moments de suspenses (surtout parce que si le lecteur voit comment ça va se finir, il ne se doute pas toujours de quelle peur va lancer le chapitre). Eh oui : malgré sa méfiance envers les possibilités de la fiction, Rosa semble avoir toutes les cartes en main pour être un romancier de qualité, que ce soit dans un genre traditionnel ou dans un genre plus… mutant (pour reprendre un terme en vogue en Espagne actuellement). Et c'est bien ça le malheur : il ne semble plus aimer la littérature. Je m'explique : le livre est construit sur une alternance de chapitres narratifs et de chapitres « théoriques » et la fiction est illustration de la théorie, à moins que ce soit la théorie qui clarifie la fiction. Dans les deux cas, il s'agit d'une inféodation totale de l'imaginaire et du littéraire au politique. Mais bon, que me coûte finalement de me dire « ah ben c'est juste un essai déguisé en fiction » et de profiter ? A priori, rien. Aucune objection. L'ennui, c'est que la réflexion de Rosa pêche de deux façon (et ce si je me retiens de descendre dans l'arène idéologique : les peurs ici montrées sont toutes petite-bourgeoises, comme si le prolo n'avait pas peur ou n'avait peur que de vrais dangers) : premièrement, il dit des évidences ; deuxièmement, l'exposé est par trop didactique. Il y a sans aucun doute beaucoup de gens qui ne se rendent pas compte du rôle que la peur joue en politique et dans la direction de l'Etat. Il y a sans aucun doute beaucoup (mais moins) de gens qui ne se rendent pas compte l'impact qu'a la télévision à l'heure de créer non seulement nos peurs mais aussi les images qu'on y associe. Le souci est évidemment que peu, très peu, extrêmement peu des lecteurs potentiels de Rosa en sont. Celui qui aurait bénéficié de cette crise de didactisme aigu lira-t-il ce livre ? On en doute. Et pourtant, ce sont deux leitmotivs d'El país del miedo : chapitre après chapitre après chapitre, sans aucune variante, on nous rappelle ce qu'il ne devrait pas avoir besoin de nous rappeler. Si je veux bien lire un essai qui se cache derrière un roman, lirai-je un essai qui ne m'apprend rien – son seul mérite étant finalement de nous faire nous rendre compte, au cas où on l'aurait oublié, qu'on est sujet à plus de peurs qu'on le croit ?

Mais finalement, ce n'est même pas ça, le plus irritant. Non, le plus irritant c'est qu'à lire Rosa on a l'impression que lui, contrairement à la plupart du monde, n'est pas dupe de la télévision, que s'il la regarde c'est en tant qu'analyste extérieur, non participant alors qu'on sait qu'il est impossible de se placer à l'extérieur du monde médiatique. Contrairement à un Vollmann, qui questionne sans arrêt (et peut-être même trop) sa propre position, son attitude, Rosa ne nous affiche que des certitudes, aussi solides (et banales) qu'un marteau (quoi de plus banal qu'un marteau). Pire : ce positionnement externe empêche tout type de jeu (la dénonciation n'étant pas vraiment ludique) lié au télévisuel, ce qui nous maintient dans une approche éprise d'un esprit de sérieux qui ne convient finalement pas à une entreprise qui aurait encore pu être sauvée si, malgré son côté déjà connu et déjà appris, le roman avait au moins mis-à-profit les recours littéraires qui auraient permis de le rendre au moins original formellement et un tant soit peu subversif.

Un roman sans dimension politique est rare, mais un bon roman d'ambition premièrement politique l'est encore plus. Pourtant, il y a moyen d'en écrire de très grands, que ce soit à la manière d'Orwell, du Coover de Public Burning, ou à la sienne propre. Que Rosa ne se soit fait aucune faveur pour les raisons déjà énoncées ne fait qu'empirer les sensations que l'on ressent lorsqu'on le voit occuper à vraiment défoncer la coque de son embarcation qui prenait déjà l'eau : croirez-vous, par exemple, que le policier est méchant et sadique et plus criminel qu'un criminel ? Si on peut comprendre qu'un livre à thèse se tourne (même si c'est dommageable) vers des prototypes, des personnages en carton-pâte (Carlos doit son épaisseur à ses peurs, mais celles-ci sont génériques : on peut tous s'y reconnaitre), il est très difficile de supporter qu'on se vautre dans le cliché et, encore plus, que l'on finisse par se vautrer dans la moraline. C'est d'autant plus dommage que l'on sent, comme je l'ai déjà dit, qu'Isaac Rosa a le talent pour faire mieux. Sans doute est-ce une décision politique personnelle qui l'empêche de nous le montrer et le pousse à écrire, en 2008, une fable à peine moins manichéenne qu'on aurait pu le faire au 17eme.

Si, avec La mémoire vaine, Rosa se présentait en libérateur geôlier, El país del miedo le rapproche d'un iconoclaste qui sortirait le sourire aux lèvres, content du boulot effectué, d'un bâtiment dépourvu d'icônes. D'un livre à l'autre, la colère se mue en tristesse – il n'y a plus ici que la désolation de ce qui aurait pu être.Mais rassurons-nous : ces défauts rendent probables une réception positive en France, si un jour il est traduit : s'il y a une perspective dont le lecteur francophone a peur, c'est bien qu'on lui présente quelque chose qu'il ne connait pas.

Post-data : je découvre, entre écriture et relecture de ce texte, les critiques, toutes deux positives, de Marco Kunz (dans Quimera) et de Vicente Luis Mora. J'ai beaucoup d'estime pour leur travail mais je ne peux, bien sûr, que me trouver en désaccord sur ce livre. Les deux papiers sont différents mais disent, in fine, la même chose : ce roman est bon parce que le constat dont il part (la peur nous gouverne) est juste, preuve en est le fait que untel, untel et untel nous l'ont déjà dit. En fait, c'est précisément là que se trouve l'échec du projet de Rosa : il nous dit ce que nous savons déjà, il ne nous apprend rien. L'idée de base nous agrée, le développement nous renvoie à la banalité et au cliché. Son thème méritait mieux. Et Kunz comme Mora n'ignorent sans doute pas que lire (et apprécier) ce que l'on sait déjà parce qu'on le sait déjà est d'une circularité mortifère néfaste pour le cerveau.

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