Au nombre des produits dont les Phéniciens faisaient le commerce dans le bassin méditerranéen, le vin occupait une place importante. Dès le XVIe siècle avant notre ère, ils avaient choisi la plaine fertile de la Bekaa, située entre la chaîne du Mont Liban à l’ouest et celle de l’Anti-Liban à l’est, pour y planter des vignes ; les Romains, grands amateurs de vins, suivirent leur exemple ; ils construisirent en outre, à Baalbek, un temple au dieu Bacchus dont les ruines superbes sont encore visibles aujourd’hui. Pendant plusieurs siècles, cette tradition viticole semble avoir été abandonnée ; dans son extraordinaire Dictionnaire de cuisine, Alexandre Dumas cite quelques vins orientaux, de Turquie ou de Perse, mais aucune mention n’est faite des vins du Levant. Fort heureusement, les temps ont changé. On ne s’étonnera donc pas de trouver, dans le Liban actuel, quelques domaines dont la production, de plus en plus dirigée vers la qualité, offre d’intéressantes découvertes aux palais surtout habitués aux vins européens et à ceux, plus récemment disponibles, du Nouveau Monde.
Parmi ces domaines, celui du Château Kefraya, établi sur quelques centaines d’hectares, a acquis ses lettres de noblesse. Ses vignobles, situés au sud de la plaine, sur les contreforts du mont Barouk (entre 900 et 1100 mètres d’altitude), bénéficient d’un climat exceptionnel et d’un sol argilo-calcaire ; ils se composent essentiellement de cépages carignan, grenache, mourvèdre, syrah, cinsault, cabernet-sauvignon, bourboulenc, ugni blanc et chardonnay. Le succès de Kefraya ne doit rien au hasard. Plantées au début des années 1950, les vignes ne furent vraiment exploitées qu’en 1979 et le fondateur du château, Michel de Bustros, orienta immédiatement sa stratégie vers une production de qualité. Recrutement d’un œnologue venu de France, investissements dans des techniques de pointe, choix de respecter, en l’absence de règlementation libanaise, la règlementation française, puis, plus récemment, application des normes ISO9001-2000 comptèrent parmi les principales mesures adoptées pour atteindre cet objectif.
Or, je dois avouer que les vins du Château Kefraya - lequel, incidemment, passe pour appartenir majoritairement au leader politique druze Walid Joumblatt - ne manquent ni de personnalité ni d’une certaine originalité. La Dame Blanche, vin issu d’un assemblage d’ugni blanc, de clairette, de bourboulenc et de chardonnay surprend par ses arômes de fleurs blanches dominés (un peu trop peut-être) par une note assez inattendue de pamplemousse. Vif, léger, il gagnerait sans doute en rondeur par une plus forte proportion de chardonnay, mais il reste très agréable. Je ne dirai rien des Bretèches, un rouge élaboré à partir de sept cépages, qui n’a pas emporté ma conviction.
Enfin, j’évoquerai une véritable réussite, le Nectar de Kefraya, avec sa splendide robe couleur vieil or présentant quelques reflets ambrés. Il s’agit d’une mistelle : un jus de raisin (ugni blanc exclusivement) provenant de grappes vendangées tardivement, muté au brandy du même cépage distillé au château, et conservé en barriques. Cette méthode est utilisée, en France, pour réaliser, entre autres, le pineau des Charentes. Ce vin liquoreux puissant, chaleureux sans être envahissant, qui titre 18°, présente un concentré de saveurs où se mêlent le miel, la cire d’abeille et la noix. Il peut accompagner un foie gras, un fromage à pâte persillée et, surtout, un gâteau au chocolat noir (une tarte Sacher, par exemple), mais on peut aussi très simplement le déguster pour lui-même, en apéritif ou en digestif. La brochure du château précise qu’il doit être « servi très frais », mais je me garderai bien de relayer ce conseil : très frais, le nez perd une grande partie de son intérêt et, au palais, il manque de subtilité au profit du sucre ; pour l’avoir goûté à différentes températures, je recommanderais plutôt une température de cave, voire légèrement supérieure : aux environs de 14 à 15°C, il livre le meilleur de ses parfums et de ses saveurs complexes.
Le domaine élabore d’autres vins, sur lesquels, ne les ayant pas goûtés, je ne saurais me prononcer. Autour de la salle de dégustation et de vente où sont exposés les produits du château (incluant un très bel arak), le propriétaire a eu la bonne idée d’installer un restaurant, le Relais Dionysos, dont la terrasse extérieure permet de déjeuner sous une treille agréable lorsque les raisins ne sont pas trop mûrs (autrement, elle est souvent envahie de guêpes ; il est préférable alors de choisir la salle ou la véranda, toutes deux climatisées). J’avais pu apprécier la qualité de ce restaurant lorsque j’avais visité le domaine, en 2007. On y servait une cuisine franco-libanaise originale et raffinée qui pouvait satisfaire les amateurs les plus exigeants. Malheureusement, depuis, le chef a changé et ce changement n’a pas été sans conséquences. « L’assiette Dionysos », composée de hors d’œuvres libanais, ne m’a guère convaincu ; en particulier le « kebbé de poisson », au premier abord prometteur, parce que créatif, m’a paru beaucoup trop sec alors que c’est précisément la fraîcheur qui fait la qualité d’un tel plat.
Il est dommage que le seul restaurant de la région pouvant prétendre à l’épithète « gastronomique » connaisse une baisse de qualité aussi spectaculaire dans un laps de temps aussi court et l’on ne peut que caresser l’espoir d’un changement de cap rapide. Restent les vins, l’or et le rubis de ce château, qui justifient à eux seuls une visite.
Illustrations : Temple de Bacchus, Baalbek - Raisins, gravure - Etiquette illustrée du Château Kefraya - Dionysos, sculpture.