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Comme nous autres

Publié le 11 octobre 2009 par Menear
Je progresse, un an après, dans mon volume I : aujourd'hui terminé Sanctuaire. Dans ces quelques lignes fausse rencontre, deux mondes qui ne sont pas séparés l'un de l'autre par des critères de richesse ou pauvreté, comme il semblerait, mais d'expérience. L'une déjà piétinée, l'autre en passe de l'être, l'une au-delà de la peur a perdu un peu de son humanité, l'autre en commence la traversée. Le passage pivot du livre, où à vrai dire il ne se passe rien, juste avant la scène centrale, où tout est tu.
« Bonjour », dit Temple. La femme tenait l'enfant sur sa hanche. Il dormait. « Eh bien, bébé, fit Temple en se penchant, on ne va pas dormir toute la journée, non ? Regarde un peu Temple. » Elles entrèrent dans la cuisine. La femme versa du café dans une tasse.
« Il est froid, j'ai bien peur, dit-elle. Mais si vous voulez ranimer le feu. » Du four elle sortit du pain sur une plaque.
« Non, fit Temple, tandis qu'elle buvait à petites gorgées le café tiède, tout en sentant ses entrailles remuer en petits caillots durs et drus comme des plombs de chasse. Non, merci. Je n'ai pas faim. Voilà deux jours que je n'ai rien mangé, mais je n'ai pas faim. C'est drôle, non ? Je n'ai rien mangé depuis... » Elle regardait le dos de la femme avec un sourire figé et conciliant. « Vous n'auriez pas des cabinets, dites ?
- Des quoi ? » fit la femme en jetant par-dessus son épaule un coup d'oeil à Temple, qui la regardait toujours avec son même sourire crispé, à la fois humble et conciliante. La femme prit sur une étagère un catalogue de grand magasin, en arracha quelques pages qu'elle tendit à Temple. « Vous n'avez qu'à aller dans la grange, comme nous autres.
- Oui, dit Temple, tenant le papier à la main, la grange.
- Ils sont tous partis, fit la femme. Ils ne reviendront pas de la matinée.
- Oui, répéta Temple, la grange.
- Eh bien oui, dans la grange, dit la femme. À moins que vous ne soyez assez distinguée pour vous en passer.
- Oui », répéta Temple. Elle regarda par la porte l'étendue de la cour étouffée d'herbes folles.
(…)
« Il me regardait ! S'écria Temple. Il n'a pas cessé de me regarder ! » Elle s'appuya contre le chambranle de la porte et jeta un coup d'oeil dehors, puis revint vers la femme. Dans sa petite figure pâle, ses yeux faisaient comme les trous noirs d'une brûlure de cigare. Elle posa la main sur le fourneau refroidi. «  Qui ça ? Demanda la femme.
- Oui, continua Temple. Il était dans les broussailles et il n'a pas cessé de me regarder. » Elle jeta un nouveau coup d'oeil dehors, puis sur la femme, et vit sa propre main posée sur le fourneau. Elle la retira vivement avec un cri effrayé, la porta à sa bouche et courut à la porte.
William Faulkner, Sanctuaire , La bibliothèque de la Pléiade, trad : R.-N. Raimbault et H. Delgove, P.718-720.

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