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Proust: La Passion selon saint Marcel

Par Abarguillet

MARCEL PROUST : LA PASSION SELON SAINT MARCEL de VALENTINE CHAUMONT

Voilà une étude consacrée à Proust et au génie humain qui décoiffe son lecteur avec suffisamment d'audace et d'impertinence pour que les cheveux se dressent sur la tête des quelques inconditionnels du culte proustien. On pourrait facilement me classer dans cette catégorie, après mes deux essais consacrés à cet écrivain que je considère comme le plus grand du XXe siècle, mais mon culte ne s'embarrasse nullement de fétichisme et je ne vois pas pourquoi une femme de talent - en l'occurrence agrégée de lettres - ne se permettrait pas d'avancer avec intelligence des hypothèses qui ne sont pas toutes dénuées de fondement ou du moins de soulever des questions auxquelles chacun réagira selon ses convictions ou selon ses doutes, mais qui élargissent les perspectives et montrent combien toute existence humaine, comme toute oeuvre, sont tissées d'ombre et de lumière, de secret et d'abandon. Certes, je ne suis pas Valentine Chaumont sur toutes les pistes qu'elle nous propose, mais j'ai pris plaisir à la lire, non pas parce qu'elle est iconoclaste mais parce qu'elle dessine un nouveau paysage de l'existence proustienne à la façon d'un détective qui exerce une filature. Elle y met de l'astuce, une argumentation savoureuse, du culot, de la patience, sait s'embusquer dans la moindre faille et décortiquer savamment le plus infime indice. Et cela, dans le souci de réhabiliter en sa plénitude le génie de Proust, trop souvent écorné par des biographes sans génie.

La démonstration de Valentine Chaumont s'organise autour de trois axes qu'elle dissèque savamment de manière à mettre à mal la version d'un génie qui aurait pris souche sur une assise aussi fragile que celle d'une mondanité déliquescente : Proust aurait été enfant victime d'un pédophile, Agostinelli ne lui aurait pas inspiré la passion que l'on croit, enfin Madame Proust, sa mère bien aimée, aurait été attirée par les femmes. A l'énoncé de ces trois hypothèses, il y a évidemment toutes raisons de semer la tempête dans l'hémicycle de la Sorbonne et de passer pour anarchiste et révolutionnaire auprès des gardiens du temple. L'auteur n'en a cure et nous propose une démonstration qui ne fait que renforcer une image certainement plus conforme au génie de Proust que celle éculée d'un écrivain libertin et pervers, à la sensualité misérable : se dressant avec vigueur contre cette vision des choses, Valentine Chaumont démontre que l'engagement en art suppose une âme bien trempée, la plus sincère humilité, des vertus aussi rares que la bonté, la compassion et l'altruisme, enfin la connexion miraculeuse d'une âme supérieure et d'une inspiration singulière. Et que cela ne peut être le fait d'un impuissant. Voici ce qu'elle écrit à ce propos :

" Jugé par des gens ordinaires, le génie de Proust fut ravalé au niveau des gens ordinaires. D'ailleurs qui sait vraiment ce qu'est le génie ? Ce qu'il a de plus que nous ? Depuis quatre-vingt-six ans que celui-ci est mort, les préjugés ont crû de façon exponentielle, le "progrès" dans la critique étant ici représenté par les tombereaux de sottises que, sans jamais remettre en cause les conclusions douteuses tirées en 1922 sur sa-vie-son-oeuvre, la psychanalyse a déversé avec autant d'ardeur que d'aveuglement sur le grand écrivain. Personne, jamais, ne se demanda par quel miracle une tapette mollassonne en pleine régression infantile oedipienne avait pu produire un chef-d'oeuvre".

L'auteur définit ensuite ce qu'est le génie selon la science, la philosophie et ce qu'est l'engagement en art. La création d'un chef-d'oeuvre - souligne t-elle - est donc une aventure strictement individuelle,  "car un artiste pour être tout- à -fait dans la vérité de la vie spirituelle doit être seul, et ne pas prodiguer de son moi, même à des disciples". D'autre part, l'oeuvre digne de ce nom ne saurait ignorer la morale, car elle tire sa grandeur du mélange de trois valeurs suprêmes : le Vrai, le Bien et le Beau. La valeur de l'oeuvre en dépend. Et Valentine Chaumont de poursuivre : " Qu'on me montre un seul névropathe capable, comme l'était Proust, d'une pareille pénétration, d'une pareille lucidité, d'une pareille indulgence pour l'humanité en général !"

Si Proust a écrit dans la souffrance et si cette souffrance a été pour lui un ferment extraordinaire capable de faire lever l'oeuvre, d'où venait-elle, hormis sa santé défaillante ? C'est toute la quête du livre qui a recours à une introspection pointilleuse de la vie de la famille à travers lettres et documents. Il serait par ailleurs intéressant de savoir ce que Proust, lui-même, aurait pensé des hypothèses proposées par Valentine Chaumont, principalement celle qui concerne sa mère, dont l'auteur récuse qu'elle ait été pour son fils la servante de son génie ? Je pense qu'il ne souhaitait nullement être sanctifié à ses dépens. Et si moi-même je n'emboîte pas le pas à notre essayiste sur cette supputation d'une Jeanne Proust se livrant sans vergogne aux plaisirs lesbiens, il n'est pas impossible qu'elle ait pu éprouver une attirance pour quelques-unes de ses amies sans franchir pour autant le Rubicon, et qu'elle ait été, de ce fait, plus tolérante envers son enfant homosexuel. Mais je ne reste pas moins convaincue que Jeanne Proust était trop corsetée dans les principes de son temps et trop respectueuse d'elle-même et de sa famille pour s'abandonner à des penchants de cette sorte, si tant est qu'elle en ait ressentis.


En conclusion, malgré des suppositions auxquelles je n'adhère pas, il n'en reste pas moins vrai que l'ouvrage de Valentine Chaumont retient l'attention et l'intérêt à bien des égards, ne serait-ce que parce que l'auteur se dresse avec force et conviction contre la triste réputation qui avait été faite maladroitement au petit Marcel, considéré tout ensemble comme génie et brebis galeuse d'une famille respectable, né pervers, grandi oedipien et vieilli entouré de jeunes succubes pour lesquels il se ruinait et qu'il séquestrait de force.


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