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Alain Finkielkraut "Un coeur intelligent"

Publié le 12 octobre 2009 par Jb

Alain Finkielkraut coeur intelligent

Dans plusieurs de ses ouvrages (notamment l’un des derniers, Nous autres, modernes), Alain Finkielkraut s’interroge avec beaucoup de profondeur et de pertinence sur les questions de la tradition et de la modernité, du passé et de l’avenir, mais aussi sur la jonction entre ces deux dimensions et que l’on a coutume d’appeler le présent. Ses réflexions sont d’ailleurs souvent aiguillées par celles de philosophes comme Hannah Arendt et Levinas ou par celles de romanciers tels Milan Kundera (dont le dernier ouvrage, Une rencontre, rejoint certaines de ces préoccupations).

Dans ses interventions médiatiques, notamment à la télévision, les réflexions de Finkielkraut sont parfois plus sommaires et contestables, le plaçant (parfois à son insu mais parfois aussi de son plein gré) dans le rôle du "réac de service", sans toujours la nuance ou, au moins, le côté très argumenté de ses livres.

De là à lui conseiller d’arrêter toute intervention médiatique (j’exclus évidemment de cette suggestion son émission Répliques, qui mérite d’être écoutée), il n’y a qu’un pas … que je franchis ;-)

Son dernier ouvrage, Un cœur intelligent, est vraiment digne d’être lu pour plusieurs raisons. L’une des principales, c’est que, de la part d’un philosophe (car telle est la discipline d’appartenance d’Alain Finkielkraut), on ne s’attend pas à ce qu’il place la littérature (c’est-à-dire la fiction) au premier rang de l’exploration de la condition humaine. Or c’est bien ce que semble faire Finkielkraut qui n’a pas de mots assez élogieux pour la littérature.

Autre mérite d’Un cœur intelligent, proposer des lectures courtes et denses d’œuvres variées, toutes quasiment nées au XXe siècle (exception faite des Carnets du sous-sol de Dostoïevski et de Washington Square d’Henry James), et de dresser entre elles (par forcément explicitement) des ponts et des passerelles, ce qui fait que le livre finit par former un réseau intertextuel : ne manquent que les liens hypertextes pour naviguer d’un point à l’autre de l’ouvrage, dans une lecture non plus linéaire mais discursive !

On croisera ainsi Milan Kundera, Philip Roth, Albert Camus, Karen Blixen, Joseph Conrad, Vassili Grossman et Sebastian Haffner dans cet essai qui n’est, au fond, rien d’autre qu’un exercice d’admiration pour ces romanciers qui, malgré le fait qu’ils utilisent la fiction, disent peut-être mieux que n’importe qui la réalité des tragédies totalitaires, de l’illusion révolutionnaire et du danger de l’utopie, de l’Histoire qui broie les individus, le scandale de la caricature et de la simplification abusive alors même que les valeurs de la nuance, de l’entre-deux et de l’incertitude devraient s’imposer.

Car c’est un autre des paradoxes d’Un cœur intelligent : alors que Finkielkraut est connu, je le disais plus haut, pour ses positions parfois tranchées et sans appel, le philosophe devenu simple lecteur et amateur de fiction se livre dans cet essai à une apologie sans réserve du clair-obscur, de l’ironie, de la demi-teinte, bref il décentre, relativise, atténue, "remet l’homme à sa place", n’hésitant jamais à faire œuvre, en un même mouvement qui épouse la pensée et l’esthétique des écrivains qu’il a élus, de compassion, de modestie, d’oxymore.

Loin de toute arrogance, loin de tout simplisme, loin de tout manichéisme, il reconnaît les limites humaines, admet que l’infaillibilité et la Vérité avec un grand V n’existent pas, il sait également rendre hommage à ceux qui, par leur existence singulière, pas forcément exceptionnelle mais singulière, ont pu influer sur le cours des choses et ont refusé, précisément, de se laisser écraser par des considérations soi-disant "supérieures" (Dieu, l’Histoire…). A ces êtres uniques nous sommes tous redevables, nous ne pouvons faire comme si cette dette n’existait pas.

Réconcilier ce qui peut parfois apparaître comme irréconciliable, à savoir le coeur et la raison (quel beau titre que ce Coeur intelligent, emprunté à la supplique du roi Salomon qui voudrait être doté de "perspicacité affective"), la finesse et la géométrie, apprendre à mieux vivre en appréciant la part immatérielle et spirituelle de l'existence humaine - c'est-à-dire non pas la religion mais l'art, plus particulièrement la littérature -, telle est en creux la feuille de route esquissée par Alain Finkielkraut, étonnamment confiant dans le pouvoir de la littérature, certes aux antipodes de ce que, chaque jour, notre modernité semble véhiculer.


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