Ted
Hughes n’est pas seulement le mari de… Sylvia Plath. C’est un poète majeur,
dont les textes résonnent, onze ans après sa mort, d’une féroce actualité
ontologique. Une sorte de Michaux anglais, doublé de Kafka et même de Krylov,
qui utilise la métaphore animalière ou la fable indienne pour dire dans un
éclat de rire féroce les aléas de notre condition. Gallimard vient d'éditer le
fort volume de ses poèmes (1957-1994), traduits de l’anglais par Jacques Darras
et Valérie Rouzeau.
Bêtes et hommes n’en sont pas à sonder le mystère des galaxies mais sont mus
par quelque chose de plus que le rythme biologique. La mécanique de l’univers,
l’absurdité de l’existence et de la survie, que l’on ait une conscience ou pas,
broient les os et siphonnent le sang. Il faut un poète au sourire glacé pour en
rendre compte car ce qui se joue sur les pelouses, c’est l’Âge de glace et la
boule de feu, « noyau du monde /
noyau du cœur ». Quand la bête est décrite, c’est une de nos postures
plus qu’un de nos possibles. Il ne s’agit pas de l’écrivain, mais de l’individu
lambda, face aux impasses de qui doit tracer chemin malgré tout. En cage ou en
chasse, tous défendront farouchement leur liberté. La sauvagerie a du moins
l’excuse de ne pas s’affubler du nom de civilisation. L’Histoire n’est pas son
affaire, que les éléments soient à leur place plutôt. Ainsi de la dernière
strophe de Faucon juché:
J’ai le soleil pour moi.
Rien n’a changé depuis que je suis là.
Mon œil ne saurait tolérer aucun changement.
Ce monde est immuable : j’y veille.
On est à mi-chemin de l’éthique et de l’éthologie. À force d’observation du
« taureau nommé Moïse », comprenant la part d’aliénation contenue
dans sa force, c’est l’homme moyen que Ted Hughes alerte, sur ce que la société
veut faire de lui. Il laisse le recours du texte pour que ne se referme pas la
porte de l’étable. La brebis terrifiée, parce qu’elle n’a pas compris qu’on va
seulement la tondre, c’est l’homme victime des procédures. Contemplant l’aspect
d’un cochon abattu, Hughes se dégraisse lui-même de tout rapport à la pitié.
Car l’animal finit sous forme de peau sur une chaise. C’est le boucher et la
manducation qui attendent le petit veau. Le cadavre de l’animal, du lièvre qui,
« pendu », a « La tête en bas au-dessus du pavé / Le regard
plongé dans un sac sanglant… » est on ne peut plus loquace. L’abattage
concerne en premier lieu les hommes. Il y a une profonde haine de l’absurdité
de la guerre, des massacres planifiés. Nul héroïsme, juste la peur panique de
l’enrôlé dans une pièce sinistre. Que tout patriotisme soit lessivé :
Le drap qui claque
Du revenant des chiottes
Et son casque
Est un pot à pisse du Ministère
Son fusil
Une merde chiée par la Tamise
Et sous le vent il court, sur ce no man’s land,
Poursuit une folle trajectoire
Depuis sa propre puanteur
Le « grand poète » n’est pas un guerrier, ni un patriote, mais un
genre particulier de monstre, épuisé de s’être construit de toute éternité,
stégosaure un peu ahuri. Vampire gorgé de whisky et de l’effet hilarant qu’il
produit sur ses hôtes, enflé surtout de sa propre dépouille sous terre. Il est
sûr que le mâle s’exprime dans les poèmes érotiques sur l’affrontement des
corps, mais il ne prétend pas que ce soit dans toute sa splendeur, lui qui
observe le manège hallucinant de la femelle araignée. Qui récrit la Genèse en
petite histoire du désir refusant de se laisser duper. Ne pas s’en tenir aux
apparences cependant, celles du gentleman-farmer cynique. Il parle durement du
veau mort-né, non parce que la vie est cruelle, mais parce qu’elle est
indifférente et efficace, procurant par là une manière de style, un regard que
ne sauraient troubler les larmes. Seule forme de compassion, faire du poème une
fosse, une couverture qui enveloppe le cadavre. Couper au rasoir la tête de
l’agneau qui ne parvenait pas à naître parce que celui-ci l’avait sortie trop
tôt. Et d’accoucher de la tête tranchée, puis du corps. S’accoucher soi-même
dans la douleur aseptisée.
Deux philosophies sont à l’œuvre dans la poésie de Ted Hughes. L’apologue
définitif, violent, qui tranche dans la difficulté, dans le vif du tragique,
pour avancer d’un pas, coûte que coûte. La survie dicte ses conditions. Ce sont
les poèmes de la série de Crow, dont
on ne sait jamais trop si c’est un Indien, un Corbeau ayant survécu à la
destruction ou le croassement fanfaron de qui croit pouvoir échapper à la mort
et ne se débrouille pas si mal. Crow ne saurait s’embarrasser de prolégomènes
religieux pour affronter la vie. Le serpent infernal qui sème la panique chez
les dévots, il le mange. C’est en affrontant la vie que le sourire, la forme
des yeux et la surdité de l’oreille se sont constitués. Vraie Genèse. Ce n’est
pas se moquer de la religion mais sourire de toute dramatisation, en bon
flegmatique écorché. La seconde manière de philosopher découle littéralement,
dégoutte de la nature. Les pluies natales au pays du charbon, les landes
Sont un théâtre
Pour la performance du ciel.
Toute présence d’auditoire étant secondaire.
Les parties de pêche sont initiatiques. Ascèse du lancer, dans un au-delà de
l’histoire et un déplacement de la géographie. Les saumons viennent du
paléolithique. Avec son équipement de pêcheur et de chasseur, le poète qui
s’est mis au vert pourrait tenir « un an dans le pléistocène ».
L’anguille si précisément décrite est peut-être « l’esprit nocturne de
l’eau. » Dans sa préface substantielle, Jacques Darras montre à quel point
la poésie anglaise, surtout celle de Ted Hughes, est une protestation de la nature
contre les ravages de l’industrialisation. La résistance s’organise dans les
« moors », les landes. Elle s’adjoint les ressources d’une tradition
celtique, qui n’a jamais craint d’aller au-devant du mystère. La voix dans le
poème devient le principe de vie. Même toute puissante, la mort reste une
imbécile en effet. Seule quête possible : tenter de s’alléger. C’est ainsi
que les moucherons sont « les anges du seul ciel qui soit ! » Et
la destruction (Jacques Darras rappelle les femmes que Hughes a piétinées), une
forme de tendresse.
Poèmes
(1957-1994) de Ted Hughes, traduit de l’anglais par Valérie Rouzeau et
Jacques Darras, préface de Jacques Darras, nrf
Gallimard, 420 pages, 25 €.
Contribution de Jean-Luc Despax