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Cuillers

Publié le 15 octobre 2009 par Menear
N. m'a offert D'autres vies que la mienne (ce qui n'est pas la même chose que « N. m'a offert d'autres vies que la mienne », ce qui aurait été une phrase curieuse, quoiqu'agréable) un jour de train, c'est à dire qu'on en partageait un, d'ailleurs le wagon était vide. Il m'a dit en substance « c'est pas top mais bon », je lui ai dit « je lirai puis te dirai » et l'ai posé sur ma pile métaphorique, puis réelle, de livres à lire. C'était il y a quoi, deux mois je crois. Demain je le terminerai. Lui écrirai un mail où je dirai : « toute la première partie j'ai pas aimé, tu me l'aurais pas offert je l'aurais laissé tombé, d'ailleurs cette première partie qu'est-ce qu'elle vient faire là ? Il aurait dû couper au montage toutes les pages sur le Tsunami si tu veux mon avis. Après je me suis laissé prendre, ai arrêté de compter les mots que moi j'aurais mis ailleurs et suis tombé entre les pages, j'ai continué de lire, les pages ont filé, j'ai pas trop fait gaffe, certains passages m'ont franchement touché. Je n'ai pas adoré, non, et sans doute que dans deux ans je n'aurai plus beaucoup de souvenirs de ce livre, ceci dit j'ai beaucoup aimé le fait que ce livre on me l'ait offert et que ce on renvoie à toi. » Puis je trouverai une bricole pour terminer car je n'aime pas finir un mail sans le conclure. (J'imagine qu'à présent que ces lignes sont écrites, je peux m'abstenir d'envoyer réellement ce mail fictif ?)
A la différence d'Etienne qui, sans y mettre jamais de grivoiserie, aime parler de sexe au point d'en faire un préalable pour qu'une conversation mérite ce nom, Patrice est assez prude et cela m'a surpris, en feuilletant les planches d'une de ses bandes dessinées pleines de graciles princesses et de preux chevaliers, d'y repérer un ange équipé d'une bite tout à fait apparente. Quand je lui pose la question, cela dit, il me répond sans gêne que pendant la grossesse et après la naissance de Diane le désir entre eux était en veilleuse, qu'il est doucement revenu à l'automne, ce qui les a rendus très heureux, mais qu'ensuite elle s'est mise à être de plus en plus fatiguée : il y a eu ses problèmes respiratoires, puis l'embolie, puis, bon... Ils ont refait l'amour une fois, juste après l'annonce du cancer. Ils étaient maladroits tous les deux, désaccordés. Il avait peur de lui faire mal. Il ne savait pas que c'était la dernière fois. En dehors du sexe proprement dit, ils avaient depuis le début une relation de tendresse très fusionnelle. Ils se touchaient beaucoup, dormaient blottis l'un contre l'autre, en cuillers. Quand l'un se retournait, l'autre dans son sommeil se retournait aussi, elle ramenant ses jambes avec ses mains, et ils se retrouvaient dans la même position, inversée : il s'était endormi tourné contre son dos à elle, quand il se réveillait elle se serrait contre son dos à lui, les genoux repliés aux creux des siens. Avec la maladie, c'est devenu impossible : il y avait la bouteille d'oxygène, il fallait qu'elle dorme surélevée, c'était à la maison comme une chambre d'hôpital. Cette intimité nocturne qui ne les avait jamais trahis au long de leur vie commune leur manquait, mais ils continuaient à se tenir la main, à se chercher dans le noir et, même si la surface de contact s'est amenuisée, Patrice ne se rappelle pas une seule nuit, jusqu'à la dernière, où un peu de la peau de l'un n'a pas touché un peu de la peau de l'autre.
Emmanuel Carrère, D'autres vies que la mienne, P.O.L, P.265-266.

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