Magazine Musique

Là-bas si j'y suis

Publié le 19 octobre 2009 par Dalecooper
Là-bas si j'y suis
Etrange phénomène que celui de la globalisation culturelle déclinée à l'electro. Favorisé par l'essor fulgurant du web qui instaure une interdépendance informationnelle en temps réel à l'échelle planétaire, une , jusqu'ici fantasmatique, sono mondiale prend corps sous le vocable de ghetto bass (faute de mieux). Souvent issu des espaces les plus pauvres de la planète (bidonvilles du Brésil, d'Angola ou d'Afrique du Sud), le genre recouvre un ensemble de musiques censées, via une convergence stylistique, refléter la pauvreté universelle des conditions et des moyens par la correspondance des sons et pratiques de production employés : breakbeats implacables et basses tranchantes faisant écho à la dureté des réalités sociales, arrangements réduits au minimum (c'est une préoccupation de riche), mélodies et samples chapardés, souvent aux nantis (la propriété c'est le vol, surtout quand on n'a rien). En ce sens la ghetto bass est avant tout fonctionnaliste, puisque elle est plus à envisager comme un élément d'une pratique sociale plus large, à savoir souder la communauté des dominés autour de la danse , qu'auteuriste, c'est-à-dire la musique comme art à apprécier chez soi; la simplicité des moyens étant contrebalancée par l'inventivité des formes (on n'a pas de pétrole mais on a des idées ou plutôt, on a du pétrole mais il est exploité par d'autres) . Dès lors la ghetto bass se place symboliquement en héritière directe de la tradition techno : là où les Afro-Américains de Detroit et les prolétaires européens des bastions industriels en crise sublimaient la misère par l'évasion musicale, le ghetto mondial conjure le mauvais sort à coups de beats catharsiques. D'une manière plus large, on pourrait relever que l'ensemble des musiques folkloriques à l'ère moderne procèdent d'une logique similaire, du blues des champs de coton au hip hop en passant par le reggae.
Mais comme dans toute histoire d'inégalités et de classes sociales, produire le son du ghetto exige d'en sortir à la fois économiquement (il faut du matos pour enregistrer, ce qui explique que beaucoup de producteurs sont en fait issus des classes moyennes) et géographiquement ( les pauvres n'ont pas d'argent pour acheter la musique donc il faut la vendre ailleurs) . D'où l'idée que la ghetto bass ne peut émerger d'un territoire et s'exporter qu'à la condition que celui-ci se développe et qu'il soit plus ouvert vers l'extérieur. Ainsi le genre ne concerne dans un premier temps que les quartiers déshérités des pays industrialisés (à l'origine du hip hop, du crunk, de la bmore, de la juke ou du grime) et les bidonvilles des puissances émergentes du Sud (kwaito, baile funk et kuduro en sont issus).
Enfin, on se souvient d'une discussion avec un habitant de Cappadoce qui était fier de nous présenter des immeubles flambants neufs venant se substituer aux habitations troglodytes traditionnelles de son village. A l'inverse, on lui expliquait que, en bon touriste avide d'exotisme, on fuyait ces logements, certes confortables mais totalement uniformisés, pour se réfugier dans ce qui nous semblait être des demeures authentiques car renvoyant à la culture du pays. L'anecdote synthétise à nos yeux toute la dynamique paradoxale de l'évolution de la ghetto bass (et au-delà du développement économique et de la mondialisation) : si celle-ci témoigne pour les pays du Sud d' une volonté d'intégrer les techniques de production les plus modernes de l'electro occidentale (le Sud-Africain Dj Mujava vénère les Masters At Work par exemple) , elle intéresse avant tout les Européens pour son identité locale qui rompt avec l'aspect désincarné et fossilisé des réalisations du vieux continent. En ce sens, si la ghetto bass (qu'elle soit produite dans le Nord ou le Sud) se mondialise par l'attention que lui porte le public occidental, c'est parce qu'elle véhicule à l'origine un message implicite qui célèbre une sociabilité empreinte de solidarité prolétaire et qui cimente une identité collective, choses de plus en plus rares à mesure que l'individualisme triomphe dans les pays développés. Toutefois, on se trouve face à la contradiction suivante : l'essor du genre ne peut se réaliser que par sa déterritorialisation , par sa rupture avec son contexte social originel et son adaptation à un nouvel environnement, c'est-à-dire par l' altération de son identité première aboutissant à sa globalisation. Ceci est d'autant plus vrai que son succès passe par la médiation d'acteurs venus du Nord ( labels , promoteurs , djs ...) qui , à coups d'emprunts , de remix et de fusions, achèvent de brouiller sa genèse.
En conséquence, malgré sa dénomination, la ghetto bass représente un mouvement syncrétique et hybride, produit d'un échange bilatéral et permanent entre bidonvilles du Sud et producteurs du Nord. Dès lors deux interprétations sont possibles comme le relevait Diplo dans un entretien donné au magazine Les Inrockuptibles. Répondant aux accusations de pillage culturel, le boss de Mad Decent rétorquait en soulignant qu'il ne se contentait pas de populariser les sons des favelas brésiliennes ou d'ailleurs, mais qu'il réinvestissait ses profits dans des projets socio-musicaux à travers le monde. Une vision de prédation néocoloniale s'oppose donc à une démarche de développement mutuel, très commerce équitable, qui force le respect et fait de Mad Decent un label pas comme les autres.
Cette circulation des idées et des sons reflète en partie la redistribution des cartes économiques et géopolitiques à l'échelle internationale ainsi que le poids des héritages historiques qui ont pu tisser des rapports Nord-Sud inégaux. Par exemple le Portugais Octa Push, à la suite des Buraka Som Sistema , établit un pont entre Occident et Afrique pour des morceaux qui européanisent le kuduro angolais (l'Angola a été admistré par le Portugal jusque dans les années 1970).
Octa Push - Quebu Sabe (Soul Jazz / 2009)
De la même manière, la page myspace d' Uncle Bakongo nous accueille par l'accroche suivante : imported from the deepest jungle in Africa. Royaume-Uni. D'un côté donc une inspiration qui provient du Sud , de l'autre une infrastructure économique et un public qui se localisent au Nord, le tout se conjuguant pour accoucher d'une funky house empreinte d'un minimalisme moite.
Uncle Bakongo - Afar ( Roska Kicks & Snares - 2009)
Enfin, Dale nous a présenté, dans son dernier post, l'incroyable morceau du Sud-Africain Cassablanca qui sonne comme la tropicalisation d'un vieux Larrry Heard.
Ainsi donc, si la popularisation de la ghetto bass ne reflète pas forcément une mondialisation heureuse, elle permet néanmoins un rapprochement culturel Nord-Sud salutaire en favorisant l'expression des laissés pour compte, même si celle-ci est filtrée par le Nord. Peut-être parce que la musique est avant tout la meilleure des invitations à voyager, c'est-à-dire à sortir de sa propre condition afin d'embrasser celle de son prochain.

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Dalecooper 2340 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine