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Dix mots de passe pour Twin Peaks (2/3)

Publié le 01 novembre 2009 par Fric Frac Club
Dix mots de passe pour Twin Peaks (2/3) (pour lire la première partie, c'est ici) Dix mots de passe pour Twin Peaks (2/3) 4/ HIBOU Ouvrant Les Minutes de sable mémorial d'Alfred Jarry presque au hasard, on tombe sur ceci : “Quand les hiboux dans leurs simarres aux yeux d'espoir, aux yeux menteurs, dans leurs simarres chamarrées, soulevant leurs ailes d'emphase, dardent leurs yeux de chrysoprase vers le ciel noir”... Les hiboux de Twin Peaks n'ont, hélas pour l'agent Cooper, rien d'une telle magnificence symboliste. A priori simple élément de couleur locale, dans cette petite ville du nord-ouest blottie entre les montagnes et les grandes forêts de pins, le hibou devient, lors de sa première apparition, un contrepoint inquiétant, presque classique, lorsque James et Donna découvrent que la moitié de médaillon de Laura n'est plus dans sa cachette ; puis il s'avère, à la fin du récit, l'entregent maléfique des forces qui sont à l'oeuvre en coulisse du crime initial, rôle culminant lors de son ultime apparition, le hululement lugubre qui souligne l'entrée de Cooper dans le cercle fatidique des douze sycomores. “Les hiboux ne sont pas ce qu'ils semblent être” (“Owls are not what they seem”), prévient le Géant en une phrase volontairement énigmatique que Cooper peinera à déchiffrer. Celui-ci écoute-t-il seulement la Femme à la Bûche, qui est bien pourtant la plus en prise avec les éléments de la forêt, lorsqu'elle prévient à l'entrée de sa maison : “Les hiboux ne nous verront pas ici” ? (Ou encore, dans le pressentiment du meurtre de Maddy et de l'apparition du Géant : “Il y a des hiboux au RoadHouse”). C'est que cette conjonction de pensée avec cet habitant de la forêt, Cooper en est comme naturellement coupé. “Je n'aime pas les oiseaux”, déclare-t-il, visiblement trés mal à l'aise, lorsque Waldo le mainate est rapporté chez le shérif. A cela, une signification, et une conséquence : l'agent Cooper n'est pas, en dépit de toutes ses démonstrations, en mesure de maîtriser les puissances de la forêt, de s'y glisser pour mieux échapper à leur emprise ; et cette phrase signe pour ainsi dire son arrêt de mort spirituelle, puisqu'en suite logique il ne sera pas à même de passer l'épreuve de la Red Room, à laquelle dès son premier rêve (une forme volante passe derrière les rideaux rouges) était associée l'oiseau. “Là d'où nous sommes, les oiseaux chantent une jolie chanson”, lui dit l'Homme d'un Autre Endroit : l'oiseau est le mot de passe, l'entregent, tout comme le pinson (bien moins innocent qu'il ne veut nous le faire croire) qui ouvre le générique de Twin Peaks devient une clé de sol donnant la tonalité de l'ensemble du récit. Une malévolence millénaire réside dans les bois, qui n'est pas totalement inconnue des humains. Trés vite, le shérif Truman et l'adjoint Hawk se présentent à Cooper comme en lutte souterraine contre des forces dépassant la vie des hommes, “présente depuis la nuit des temps et que nous combattons” : c'est l'origine des BookHouse Boys, dont l'écusson (offert par Truman à Cooper après la résolution provisoire du cas Palmer) représente une épée dressée contre un sapin, symbole de la vigilance à tout jamais irrésolue contre des forces invisibles et métamorphes. Truman et Hawk connaissent aussi la légende de la Loge Blanche, tout comme le major Briggs : “La forêt est un élément crucial, il en parle sans arrêt”, confesse Mrs. Briggs après la disparition de son époux. Durant son interrogatoire par l'agent Roger Hardy, Dale Cooper, avec un sourire de confiance, affirme sa compréhension des forces actives à Twin Peaks en relation avec la forêt ; mais cette compréhension n'est que toute relative, et terriblement illusoire : avoir découvert l'une des clés ne signifie pas la possession du trousseau, qui n'est à la portée d'aucun mortel. Même si Cooper devient, après la mort de Leland, en mesure de proposer une explication d'allure presque cartésienne à chaque pièce du puzzle, son impuissance face aux cycles millénaires reste manifeste lorsqu'une caméra subjective en infrarouge (incarnant, de toute évidence, l'esprit de Bob à la recherche d'un nouveau corps à incuber) finit par s'arrêter sur la silhouette menaçante d'un hibou. Le cri du chasseur nocturne est un appel : il convoque à l'ouvrage les forces maléfiques, juste avant la mort du mari de la Femme à la Bûche dans un incendie, avant l'agression de Shelley Johnson par un Leo possédé, avant la disparition du major Briggs (qui est apparemment emporté dans la Loge Blanche, manquant peut-être d'être enlevé par la partie adverse). Puis le hibou, devenu presque clin d'oeil des réalisateurs au spectateur, se met alors à proliférer sous la forme d'objets kitsch, jusqu'à devenir une plaisanterie pouvant vite le vider de sa force symbolique. On le voit successivement revenir sous forme de support de lampe chez le major Briggs, de petit hibou noir posé sur le comptoir du bar où James rencontre Evelyn Marsh, de petit oiseau puéril mis sous globe dans le bureau du shérif ; un livre sur les hiboux, posé dans le hall de l'hôtel, est lu par l'adjoint Hawk et par un client ; le tout culminant de manière comique dans ce même hôtel, où un Wyndom Earle déguisé découvre un présentoir à cartes postales entièrement garni d'images de hibou, la même répétée des dizaines de fois, jusqu'à l'overdose. Puis c'est le dernier cri avant le jugement dans la Red Room, et c'en est alors fini. Dans Fire Walk with Me, le motif du hibou disparaît presque totalement, ayant perdu son usage de fil conducteur narratif : il n'est plus qu'une forme stylisée sur une bague émeraude, un symbole retranché dans l'impénétrabilité totale de sa signification, n'ayant plus besoin d'être systématiquement affirmé – juste un signe muet de douleur et de souffrance. Dix mots de passe pour Twin Peaks (2/3) 5/ POUVOIR L'action de la série Twin Peaks se déroule en février et mars 1989, précédant de quelques mois la chute du mur de Berlin et l'effondrement du bloc soviétique. Même si le tournage s'effectue alors que la première Guerre du Golfe a lieu, son contexte est donc encore celui de deux puissances antagonistes, à l'affût perpétuel d'une nouvelle arme, ou du moins de la mainmise sur celle-ci. Des habitants comme Truman ou Hawk sont conscients de ce qui rôde, mais l'armée n'est pas en reste. La Loge Blanche, et sa contrepartie la Loge Noire, deviennent les pièces incertaines de jeux de pouvoirs, où doit se lire l'impudence humaine qui revient à toujours croire qu'une force peut être asservie pour servir d'autres fins que la sienne propre. C'est le projet “Blue Book”, dont on apprend que Earle travaillait dessus en 1965, et qu'il fut abandonné en 1969. Depuis cet échec, le major Briggs veille encore en gardien attentif sur la forêt, et l'armée en sait plus que d'autres : “Avez-vous vu des hiboux ?”, demande, mystérieux, un colonel à Cooper après la disparition du major. Mais il s'agit bien, comme le résume l'humaniste major, d'enjeux “rendant dérisoires les complots humains”, et Earle dans sa quête de maîtrise maléfique s'illusionne autant que l'armée son ancien employeur. Car les Loges ne sont pas un bien qu'on peut s'accaparer, mais plutôt un don (bénéfique ou destructeur) auquel on accède par le biais de son éthique personnelle. Mais dans Twin Peaks la Loge Blanche reste évanescente, incertaine, et les propos du major, pour ceux qui trouvent tellement plus séduisants ou accrocheurs les leitmotivs maléfiques, peuvent avoir quelque chose de vaguement pontifiant, comme une bonté qui s'aveugle face à la toute-puissance du mal sur le monde ; et le même s'illusionne sur le cas de Cooper, qu'il pense doté de dons de compréhension mais qui, on le sait, ne maîtrise en fait rien du tout. Wyndom résume sarcastiquement la chose : d'un côté, une Loge Blanche apparaissant comme un monde trop idyllique, presque écoeurant dans ses chromos à la Walt Disney (le palazzo céleste de marbre lumineux que le major décrit à son fils Bobby peut paraître à peine moins kitsch), figé, fadasse, et de l'autre la Loge Noire et toutes ses potentialités (supposées) de destruction et remodelage du monde. “De quoi avez-vous le plus peur ?”, demande Earle au major captif. Et celui-ci de répondre : “La possibilité que l'amour ne soit pas suffisant.” En dépit des enlèvements du major et de la Femme à la Bûche, l'existence de la Loge Blanche, à laquelle le major semble croire de toute son âme, comme étant ouverte par l'amour comme la Loge Noire l'est par la peur, cette existence reste cruellement hypothétique. Au contraire de sa contrepartie sombre, elle ne bénéficie pas d'un portail, d'un passage visible et identifiable. Des propos tenus par Earle, on pourrait même déduire que la Loge Noire se serait avec le temps substituée, dans un processus entropique de dégradation (à l'image de l'histoire de l'humanité), à la Loge Blanche. C'est la conclusion de Fire Walk with Me qui apporte, sinon une confirmation qu'un tel lieu existe, du moins l'aperçu d'un espoir. On y voit, accompagnée d'un Cooper au doux sourire résigné, une Laura Palmer assistant à l'ascension, sur une musique bouleversante de Badalamenti, de son propre ange protecteur. Alors que l'oeuvre suivante de David Lynch ne sera plus que noirceur définitive, dont on peut supposer que l'on ne réchappera plus, la rédemption finale de Laura Palmer est l'ultime vision qui nous soit offerte de la possibilité, encore, d'un lieu d'amour, d'un endroit aussi blanc et aveuglant que l'apothéose de Béatrice chez Dante, et que nous puissions atteindre par nos actes. Dix mots de passe pour Twin Peaks (2/3) 6/ ÉPICERIE Si le monde est un théâtre, et la vie un songe, l'humanité est-elle une... épicerie ? Dans son premier rêve, l'agent Cooper voit et entend un mystérieux manchot (qui s'avérera correspondre à un vendeur de chaussures, un certain Philip Gerard) qui, assis dans une pièce sombre, lui tient des propos étranges, de toute évidence liés au meurtre de Laura : “Nous vivions parmi les gens ; je pense que vous disiez... l'épicerie [the convenient store]. Nous vivions au-dessus.” Ce n'est pas un hasard si, juste à droite derrière le manchot, on peut deviner une balance - celle d'une épicerie, bien sûr. Mais cette boutique (ou l'étage supérieur que Bob et d'autres sont censés occuper) ne sont pas, comme Cooper le comprend tout de suite, un lieu géographique précis ; c'est à la fois une dimension spirituelle et une métaphore. Une dimension, tout d'abord, qui reste discrète dans la série (mis à part, bien sûr, la Red Room) et qui n'est pleinement révélée que dans Fire Walk with Me : l'agent Philip Jeffries, brièvement réchappé du cercle infernal de l'électricité conductrice, a le temps de raconter à ses collègues son étrange voyage dans “l'épicerie”, une pièce que nous découvrons frontalement, comme un petit théâtre sur la scène décrépite duquel notre vision dispose des figures connues ou inconnues : au premier plan, le duo infernal des prédateurs (l'Homme d'un Autre Endroit et Bob) ; alignés au fond, la Vieille Dame et son petit-fils, et trois hommes barbus (que le générique identifie comme étant des “bûcherons” au rôle mystérieux) ; et parmi eux, semblant agir à sa guise, un petit personnage en costume rouge, masqué, tenant un tomahawk et sautant en tous sens, comme combinant des attributs de chacun de ces esprits. Attribuer un rôle précis et définitif à chacune de ces entités étranges serait une tâche ardue ; ce qu'il faut surtout en retenir, c'est que ces esprit sont parmi nous, mêlés à nous depuis toujours, sans doute même préexistants aux premiers actes humains, et que s'ils nous apparaissent sous des allures modernes (un gitan en jean, un nain en costume rouge, une vieille dame), il ne faut pas sous-estimer la dangerosité qui se dissimule derrière ces apparences qui ne sont que la réactualisation permanente de formes ancestrales. Dans ses Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non, André Breton cite William James : “Qui sait si, dans la nature, nous ne tenons pas une aussi petite place auprès d'êtres par nous insoupçonnés, que nos chats et nos chiens vivant à nos côtés dans nos maisons ?” Les faibles représentants de l'humanité que nous sommes ne sont guère plus que les animaux domestiques de ces dieux ou esprits, une matière dont ils sont en mesure de disposer ou de s'emparer, en tous cas de manipuler et diriger, selon des motifs qui n'engagent qu'eux-mêmes. Tout comme le monolithe noir de 2001 Odyssée de l'Espace de Stanley Kubrick, le déchiffrage de leur volonté s'avère impossible, dépassant l'entendement humain, n'étant relié qu'aux forces illimitées d'un cosmos préhumain. L'humanité n'y est alors qu'une denrée qu'on peut cueillir pour l'accomplissement du rite, celui du “garmonbozia” (que Lynch nous traduit comme signifiant “douleur et souffrance”) : c'est là la signification métaphorique de “l'épicerie”, des victimes disposées en rang sur des rayonnages comme des conserves. Le moyen de transport de ces dieux est l'électricité (tout au long de la série, Bob est associé aux spots lumineux et aux éclairages saccadés, et le film le fera carrément voyager à travers les fils entre les poteaux électriques). Mais les dieux de Twin Peaks ne sont pas totalement libres : tout comme les Grands Anciens des nouvelles de Lovecraft, si terrifiants qu'ils soient pour les hommes, sont eux-mêmes menacés par des entités encore supérieures, les occupants de la Red Room sont soumis à des rites desquels il leur est difficile de s'échapper. Le “garmonbozia” s'apparente à une crême de maïs, qui apparaît pour la première fois lorsque Donna Hayward apporte ses plats à Mrs Tremond (en réalité la Vieille Dame), et ne revient ensuite qu'à la fin de Fire Walk with Me, goulûment absorbée par l'Homme d'un Autre Endroit après avoir été exigée de Bob/Leland. Le “garmonbozia” est une monnaie d'échange, la transmutation des énergies négatives (la peur, dont se nourrissent les occupants de la Red Room) en nourriture comestible, comme on le voit lorsque Bob extrait le sang de Leland après que celui-ci ait assassiné sa fille. “Quelle est la place de la crème de maïs dans l'univers ?” s'interroge la Femme à la Bûche. Car c'est aussi un rituel à dimension collective, auquel Bob tente de se soustraire par pur égoïsme, ce à quoi son ancien acolyte Mike (a.k.a. le Manchot) tentera de s'opposer par l'entregent de la bague verte. Voilà la signification principale du discours a priori invraisemblable que tient Mike depuis sa camionette à un Leland/Bob tétanisé en présence de sa fille : “Tu as volé le maïs. Je l'avais mis en conserve, au-dessus du magasin, et mademoiselle, la tête qu'elle a faite, quand on l'a ouvert ! Il y avait une... immobilité. Comme la table en formica. Le fil sera rompu, monsieur Palmer ! Le fil sera rompu ! C'est lui ! C'est...” Ce que reproche Mike à Bob, c'est de jouer en solo absolu, d'ignorer que les règles finiront par le rattraper, et qu'à la fin il devra malgré lui payer son tribut de “douleur et souffrance” à la Loge Noire comme tous les autres (le maïs étant Laura, le nouveau plaisir d'incubation que Bob se réserve à court terme). De manière significative, la Vieille Dame est la seule à refuser la crême de maïs (elle rejette celle que lui apporte Donna : “J'avais dit pas de crême de maïs !”), alors qu'avec son laconique petit-fils elle est le seul esprit à avoir un rôle essentiellement bénéfique, mettant Donna sur la piste de Harold Smith, prévenant Laura des incursions de son père dans sa chambre et lui offrant un tableau qui lui permet de pressentir les forces travaillant à sa perte. Certains êtres humains sont doués de vision : Sarah Palmer et Maddy Ferguson, tout comme Laura, sont capables de percer ce voile de la réalité électrique, et d'entrevoir ce qui ne saurait pourtant être découvert sans danger (la Femme à la Bûche, elle, est davantage consciente des règles du jeu en train de se dérouler, que des protagonistes du jeu lui-même ; pour elle, les hiboux ne sont encore qu'une image, et non le masque d'une puissance atroce et cruelle). Reste le problème de la bague, marquée du sceau stylisé du hibou, et qui n'apparaît vraiment que dans le film (dans la série, le premier rêve de Cooper nous fait voir Bob près de douze bougies entourant un monticule sur lequel on pourrait croire posée la bague ; mais l'image est trop sombre pour qu'on puisse en être totalement certain). Elle apparaît au doigt de Teresa Banks sur la photo épinglée dans sa caravane ; l'agent Chet Desmond la retrouve sous une autre caravane et disparaît ; elle est offerte par l'Homme d'un Autre Endroit à Laura dans le rêve de celle-ci ; la bague réapparaît au doigt du Manchot, et celui-ci finit par la lancer dans le wagon de l'horreur, permettant à Laura par son sacrifice d'échapper à l'incubation et d'atteindre par son courage à la rédemption de l'Ange. Comment cette bague circule d'une scène à l'autre reste mystérieux, mais on peut raisonnablement supposer qu'elle appartient de plein pied à la Loge Noire, donc autant à Bob qu'à Mike, et qu'elle est un attribut partagé, qui comme chez les anciens Egyptiens peut changer de pouvoir et de signification suivant le contexte et la volonté de son possesseur du moment : instrument d'aliénation pour l'Homme d'un Autre Endroit (qui est “le bras”, c'est-à-dire la partie maléfique séparée du corps de Mike le manchot) ; pièce de rituel meurtrier pour Bob ; moyen de rétorsion pour un Mike revanchard. Mais comme le montre la dernière scène où Mike et son bras sont réunis pour exiger de Bob leur tribut, c'est toujours la Loge Noire qui a le dernier mot. (suite et fin, dimanche prochain)

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