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L'artefact de Fernández Mallo

Publié le 02 novembre 2009 par Fric Frac Club
L'artefact de Fernández Mallo Médiatiquement, tout a commencé avec Agustín Fernández Mallo. Si Nocilla dream, première entrée d'une trilogie dont le dernier volume vient de paraître en Espagne, a été publié chez un petit (mais excellent) éditeur indépendant, son écho a été assez énorme. Les journalistes, jamais en mal de slogans, ont même attribué à ce « phénomène » le nom de Génération Nocilla, supposé désigner autant les lecteurs que le petit groupe d'écrivains qui a bénéficié de la lumière jetée sur Fernández Mallo. Comme toute étiquette, elle possède un large aspect ridicule qui est ici triple : en ce qui concerne les lecteurs, à moins de s'appeler Rowling, aucun livre n'a les ventes suffisantes pour être générationnel ; si on parle des auteurs regroupés sous cette appellation, génération n'a pas plus de sens : ils ont de 33 à 49 ans et se distinguent plus par leurs particularités que par leurs points communs ; enfin, Nocilla, c'est une version ibère du Nutella : pas besoin de vous faire un dessin… Au-delà de tout ça, le ramdam médiatique a aussi eu l'effet de brouiller l'évaluation critique sensée d'un projet très personnel, qui ne peut pas plaire à tout le monde. (J'ai d'ailleurs rencontré plus de gens qui n'aimaient pas que de gens qui aimaient). L'artefact de Fernández Mallo
C'est qu'il y en a des raisons de ne pas aimer la trilogie Nocilla. Si vous considérez que la littérature consiste en des histoires plus ou moins linéaires écrites joliment mais académiquement, s'éloignant le moins oh le moins possible des canons 19eme : pas pour vous. Si vous considérez que le grand roman est celui qui s'attache à parler de grandes vérités dans un cadre de références haute culture et d'écriture aussi précieuse qu'une certaine haute couture : pas pour vous. Si votre auteur préféré est Joyce mais que vous ne lisez que des romans écrits comme si Joyce n'avait pas existé : pas pour vous. Si votre artiste préféré est Duchamp mais que vous refusez d'explorer les conséquences logiques de sa pratique : pas pour vous. Si la seule réalité sociale vous semble être la vie misérable de classes misérables : pas pour vous. Si vous pensez que seul le maximalisme répond narrativement à notre époque : pas pour vous. Si vous pensez que seul le minimalisme peut offrir un contrepoint au diktat du moment : pas pour vous. Si pour vous l'avant-garde est morte avec la seconde guerre mondiale : pas pour vous. Si vous pensez que rien de neuf n'est possible : pas pour vous. Si votre esprit de conservateur de musée vous conduit à mettre même les plus radicaux des artistes de l'histoire derrière les vitrines de salles d'exposition : pas pour vous. Si votre addiction à la paranoïa postmoderne vous empêche de voir les autres, pourtant belles, pâtures : pas pour vous.
Résumons : si vous avez une idée très fixe et inamovible de ce qui est bon et bien : pas pour vous. D'un autre côté, si pour vous tout est nouveau : pour vous. Si vous êtes de ces lecteurs qui aiment ce qui va vite et est assez éclaté pour s'apprécier sans concentration : pour vous. On aurait envie d'être dans le groupe « pas pour nous »… Convenons-en, le paysage avant la bataille n'est pas joli.
Bref.
Après la bataille, c'est une autre histoire.
La trilogie Nocilla a été considérée originale et unique. S'il est certain que c'est un travail authentiquement unique dans la littérature espagnole, il est tout aussi vrai que les éléments manipulés ne sont pas neufs (il y a des fragments ! il y a des formules mathématiques ! il y a de la science ! il y a des récits interconnectés !). Mais tout comme l'originalité absolue est un mythe, le tout a déjà été fait est une arnaque. Les livres de Fernández Mallo se démarquent parce que l'agrégation de toutes ces choses qu'on connait déjà d'une façon ou une autre est absolument personnelle et donc différente et donc, si, si, c'est possible, originale. Et surtout, surtout : il y a une voix.
Fernández Mallo a fait ses premières armes (ou plutôt ses premières publications) dans le champ de la poésie et son premier recueil a un titre qui fera frémir beaucoup de ceux qui se reconnaissent dans le paragraphe deux (Moi, je reviens toujours aux tétons et au point 7 du Tractacus). Il a développé l'idée de ce qu'il appelle la postpoésie, dont je vous ai parlé il y a quelques mois, et l'essai qu'il a écrit sur le sujet (Postpoesia, hacia un nuevo paradigma) a été finaliste de l'édition 2009 du prestigieux prix Anagrama. Ce qui suit vous semblera peut-être familier : on a dit a) que ce qu'il y proposait avait déjà été fait et b) la poésie n'était pas morte, non monsieur. Oubliant donc que a) de loin, tout se ressemble, de près beaucoup moins et que b) il ne s'agissait pas de mort, mais de réjuvénation dans un cadre poétique national corseté et très peu tourné vers le contemporain. Fernández Mallo y faisait d'ailleurs une remarque qui me parait incontestable, et que le poète canadien Christian Bök faisait aussi assez récemment à la revue The Believer : à quelques exceptions près, il n'y a plus de lien entre poésie contemporaine et art contemporain. La poésie telle qu'elle s'écrit et se lit aujourd'hui se développe principalement de manière incestueuse, dans sa propre tradition, de plus en plus ignorante des théories littéraires et scientifiques. La trilogie Nocilla est, selon son auteur, la tentative de transposer au roman certains des aspects de l'esthétique postpoétique. Physicien et poète, deux aspects d'une identité qu'on ressent à la lecture.
L'artefact de Fernández Mallo De fait, qui sait lire verra que l'écriture poétique laisse des traces dans Nocilla Dream (2006), surtout dans la concentration de la prose et de la structure qui permet de rendre puissant ce qui, sous une autre plume, aurait peut être été trop bref. Ce premier volume de la trilogie est donc construit sur base d'alternance de fragments de plusieurs histoires qui se développent au fil des deux cents pages, de citations plus ou moins longues provenant de livres de gens comme Greil Marcus, Jeff Rothenberg ou François Cheng, et de notes digressives sur la science, l'architecture, le monde contemporain. Entre autres choses. L'image au centre du livre est sans doute l'arbre à chaussure qu'on trouve sur la route 50 au Nevada. Sous cet arbre et en partant de cet arbre, on trouve l'origine, le nœud ou la fin de certains des récits, il fournit le lien, même s'il est parfois extrêmement ténu, entre pratiquement toutes les histoires qui passent par ici. Thématiquement, Fernández Mallo s'intéresse autant aux mythes de la culture populaire qu'à des questions plus pointues issues du domaine des sciences humaines ou dures. L'essentiel de l'action se déroule dans le désert du Nevada, et il y a de nombreuses références au ciné indépendant et à la route. Jarmusch, Wenders mais aussi des personnages aux noms iconiques de Pat Garret et Billy the kid. A ces figures de la haute culture cinématographique, il faut ajouter des clins d'œil au côté le plus populaire de la culture populaire, que ce soit K2000 ou cette reprise de l'idée qu'une célébrité morte n'est en faite pas morte dans le portrait qu'il nous est donné à lire de la vie post-bolivienne d'un Ernesto Guevara installé à Las Vegas. On revisite donc les clichés de la haute comme de la basse culture US et, en plus, on s'intéresse à des questions d'urbanisme, d'art contemporain, de représentation, de l'écriture scientifique du monde. Ces petites histoires brillantes couplées à ces brèves réflexions et citations forment un livre qui se lit vite, peut-être trop vite pour qu'on se rende compte de la subtilité en œuvre. Il y a tout d'abord des jeux de miroirs assez étranges et intéressants (le plus basique, et que personnellement je trouve très réussi, c'est que le principal décor espagnol est le désert d'Almeria et la route qui mène à Albacete, c'est-à-dire la zone où Leone et compagnie sont allés tourner leurs Westerns, version européenne d'un mythe américain, qui se déroulaient dans le désert US du Nevada, notamment). Il y a surtout derrière l'apparent hasard, l'assemblage au petit bonheur la chance, une véritable structure qu'il incombe au lecteur attentif de découvrir et qui est peut-être la version réussie d'une fiction répondant au principe d'incertitude que John Barth avait essayé de suivre dans On with the story (naufrage sur lequel il faudra malheureusement bien revenir un jour), impression qui est d'ailleurs renforcée par les différentes versions d'une même histoire, qui ouvrent elles-mêmes sur d'autres histoires. C'est au final une des variantes possibles de ce que donnerait un livre qui s'attacherait à illustrer une vision de la / d'une vie contemporaine, dans ce monde hyper-technologisé (rien n'existe, nous dit-on à un moment, le monde est une immense hologramme conçu par quelqu'un qui nous observe à travers une sorte de PC cosmique) et scientiste (d'où le rappel bienvenu que toute science est fiction). Tourné vers la route et les spéculations sur le futur de la science, Nocilla Dream regarde l'horizon. Livre d'espace ouvert et infini, il se place sous le signe de Borges (un Argentin est d'ailleurs occupé à lui construire un temple à Las Vegas).
En 2008, Fernández Mallo rentre dans le catalogue d'une des grandes maisons espagnoles et publie Nocilla Experience chez Alfaguara. A mon sens, c'est peut-être le moins bon des trois. Reprenant les principes qui dirigent la première entrée et plus tourné vers le monde (les récits sont moins centrés sur les Etats-Unis), ce livre est paradoxalement plus fermé. Si dans Nocilla Dream le clin d'œil était borgésien, il est ici cortazarien ou, plus précisément, marellien. Le grand, le géant (dans tous les sens du terme) Julio apparait d'ailleurs à plusieurs des personnages du livre et leur explique qu'il a écrit une Rayuela (le titre espagnol de Marelle) B, où chaque fragment de la version A que tout le monde connait a un équivalent mathématique qui forme une théorie des boules ouvertes. Cortázar a évidemment fait beaucoup pour ouvrir l'imaginaire littéraire, mais Marelle, le chef-d'œuvre de ses romans, fonctionne un peu en vase fermé, et c'est aussi le cas de ce livre-ci. Dans ce sens, ce n'est sans doute pas un hasard que les citations proviennent essentiellement de deux livres, en opposition au foisonnement du premier volume. Ceci dit, il réserve de très belles surprises, notamment dans la variété de récits qui se rapprochent tous, d'une façon pas du tout artificielle, de performances ou d'installation artistiques issues de la vie de tous les jours ainsi que dans son approche plus systématique de thèmes architecturaux. L'artefact de Fernández Mallo
Et nous voilà donc il y a deux semaines quand le dernier volet de la trilogie est publié en Espagne. Cette fois-ci, l'histoire est différente. On pourrait même se dire qu'il n'y a pas de trilogie mais un diptyque dont Nocilla Lab fonctionnerait comme le mode d'emploi ou l'exégète sous forme de fiction. D'autofiction : il y a, cette fois-ci, un personnage principal et il s'appelle Agustín Fernández Mallo. L'autre changement, radical, est dans la forme : il ne s'agit plus de fragments. Le roman s'ouvre sur un monologue d'une seule phrase de 78 pages aux échos bernhardiens (auteur faisant d'ailleurs une apparition dans le premier volume). Le contenu l'est moins : ce n'est pas rageur, c'est plutôt un « ouf, il fallait que je vous le dise, je ne pouvais plus me retenir » dans lequel le narrateur fait allusion à un mystérieux projet en cours dont il nous révèle peu à peu quelques clefs (du plus au moins trivial : même la couverture du premier volume est obliquement expliquée). Il y définit aussi les deux premiers livres, Dream comme une apparition, Experience comme un roman-artefact. La considération critique pointait le bout de son nez dans Nocilla dream où il s'était avancé à écrire neuf extraits de recensions enchantées ou dégoutées qui, en plus, correspondent presque parfaitement à ce qu'il en a été dit dans la presse du monde réel. Dans cette attitude qui consiste à devancer la critique et à donner les clefs explicatives de l'œuvre, on reconnaitra quelques traces du monde de l'art contemporain en général et de l'art conceptuel en particulier, terrains sans doute plus pertinents à l'heure d'évaluer cette trilogie que les terres littéraires. Par ailleurs, de 2006 à 2009 (donc après l'écriture des trois textes entre 2004 et 2005), Fernández Mallo travailla sur ce qu'il appelle une poétique filmée du projet Nocilla. Visible en ligne, ce film contient des interventions d'Eloy Fernández Porta et Vicente Luis Mora, critiques de premier plan : l'auteur contrôle jusqu'au processus d'évaluation et d'analyse. Ce contrôle est bien sûr une illusion à laquelle Fernández Mallo ne croit pas, mais l'idée même de cet encadrement impressionne et contribue, étrangement et superbement, à brouiller les cartes.
A la suite du monologue, Nocilla Lab se transforme en road movie à travers la Sardaigne dans lequel on assiste, plus qu'à la réalisation d'un élusif projet, à la désintégration du couple fictif formé par Fernández Mallo et sa compagne, et surtout à la destruction ou disparition de l'identité de l'auteur. Après un détour hallucinant dans un centre pénitencier transformé en gîte rural où on a droit à la version ibère du doppelganger, le projet Nocilla aboutit sur une plateforme pétrolière où, au cours de 10 pages de BD dessinées par Pere Joan, Fernández Mallo rencontre Vila-Matas, immanquable référence espagnole lorsqu'il s'agit de parler de mort et disparition de l'écrivain.
On a presqu'envie de dire que Nocilla Lab est le meilleur des trois livres, mais ce n'est qu'une impression que l'on a parce qu'il est plus explicatif, il fait mine d'éclairer des zones d'ombre et laisse le lecteur un peu moins perdu. Pourtant, derrière ces lumières, l'obscurité n'est pas moins profonde. Ce qu'on nous fournit n'est qu'une explication parmi tant d'autres. Personnellement, je resterai donc sur Nocilla Dream, qui me semble être l'objet le mieux conçu. Mais la trilogie, prise dans son ensemble, est excellente. Certains contestent la pertinence du mode fragmentaire pour parler du monde actuel : contre les grands récits il faut des anti grands récits qui rendent la complexité du monde. La fragmentation, sous un autre mode, ne me semble pas moins pertinente. Ce n'est plus facile à lire que si on la considère superficiellement. Il faut en tout cas se rappeler que plus que notre monde, c'est le monde de Fernández Mallo qui est représenté et que, malgré le poids des influences, c'est éminemment personnel, chose rare ces temps-ci. D'autres (et parfois les mêmes) se sont posés la question : « est-ce un roman ? ». Le roman est le genre des genres, le bâtard par excellence, je ne vois donc pas de raison de répondre par la négative. Mais la question est, en fait, parfaitement inutile : le projet Nocilla, comme l'indique son auteur, est un artefact littéraire. De la plus belle espèce. En disant ceci, je m'avance quand même fameusement, vu les polémiques espagnoles. J'espère que vous aurez l'occasion, d'ici peu, de me dire que je vous ai raconté des conneries et que ces livres sont mauvais. Ca voudra dire qu'ils ont été traduits, ce que je souhaite très fort. Si un éditeur nous lit…

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