"L'armée du Crime" est un film que l'on peut voir avec intérêt. Le réalisateur concède avoir pris quelques libertés avec la chronologie des faits. Grand mérite du film : nous donner envie d'en savoir plus... D'où l'idée de rassembler ces questions qui surgissent.
Sur le film lui, même, on peut se reporter aux critiques. Les jeunes acteurs sont magnifiques (Robinson Stévenin et Grégoire Leprince-Ringuet jouant respectivement Marcel Rayman et Thomas Elek) ; en particulier Adrien Jolivet. On jubile en superposant dans notre esprit l'image qu'on a conservé d'Henri Krasucki et celle de son personnage qui ôte son pull-over en conservant sa clope au bec. Krasucki a été arrêté en réalité huit mois plus tôt que les autres, et pas en même temps qu’eux comme on le voit dans le film. L'intérêt sur le plan dramatique est de montrer que Krasu s'occupera du frère de Rayman à Birkenau.
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Combien de temps sépare le moment où le groupe Manouchian entre dans la lutte armée et la Libération ?
C'est en août 1943 qu'il remplace Holban et prend en charge le commandement des militants de la FTP-MOI (Main d'oeuvre immigrée) sous les ordres de Joseph Epstein. Trente combattants, une cinquantaine de militants au total.
"Je meurs à deux doigts de la victoire et du but" écrit Manouchian à Mélinée. Arrêté le 16 novembre 1943, il est jugé par la cour martiale allemande en 3 jours à partir du 17 février 1944. La délibération dure 35 minutes... Il est fusillé le 21 février 1944 ainsi que 21 de ses compagnons. Un peu plus de trois mois donc.
Des combattants de la M.O.I. parisienne ont-ils survécu ?
C'est le cas d'Henri Krasucki. Il intégre la M.O.I. en 1940, à l'âge de 15 ans. La lutte armée démarre pour les communistes (et donc la M.O.I. qui en dépend) après la rupture du pacte germano-soviétique au cours de l'été 1941. C'est le début des sabotages et des actions de propagande contre l'occupant pour les communistes. Le petit ajusteur de Levallois voit son père arrêté le 20 janvier 1943 pour sabotage (il sera déporté et gazé à Birkenau). Début mars, son frère est abattu lors d'une attaque contre un fourgon allemand. Henri est lui-même arrêté le 23 mars 43, torturé pendant 6 semaines, livré à la police allemande qui l'enferme à Fresnes dans le quartier des condamnés à mort. Il est envoyé à Drancy puis déporté le 23 juin. Il ne revient en France qu'un peu moins de deux ans plus tard.
La liste des membres de la M.O.I. elle-même est difficile à établir : noms d'emprunt, clandestinité, période haut combien troublée, destins tragiques, tout s'y oppose. Relevons un peu au hasard d'autres noms de certains qui ont survécu : Ildo Stanzani qui a participé au bataillon "des dérailleurs" ; Cristina Boïco qui s'occupait du renseignement ; Boris Holban ; Adam Rayski , responsable national de la M.O.I., Henri Karayan ; l'universitaire Annie Kriegel ; Jean Lemberger, arrêté en avril 43, déporté au Struthof, puis dans une vingtaine de prisons allemandes, échappe deux fois à la chambre à gaz...
Combien d'attentats peuvent être mis au crédit du groupe Manouchian et de la M.O.I. parisienne ?
Le site Herodote cite le nombre de 242 pour les actions effectuées entre juin 42 et le démantèlement de novembre 1943. L'assassinat de Julius Ritter, général de la SS qui supervise le STO en France est réalisé le 28 septembre 43. En moyenne, une action tous les deux jours depuis la fin 42. Pour le groupe Manouchian, une trentaine d'opérations sur Paris en 4 mois (entre août 1943 et le coup de filet général de la mi-novembre de la même année).
Quelles étaient les actions organisées et comment étaient-ils organisés ?
Attentats, sabotages, déraillements de trains, pose de bombes. La M.O.I. éditait aussi un journal en yiddish.
C'était le chef de groupe décidait de l'action. Les participants étaient choisis suivant la stratégie de la "boule de mercure" : une équipe = 3 hommes, un groupe = 9 hommes,
un détachement = 3 groupes = 27 hommes seulement pour les grosses opérations.
A l'heure dite, les femmes apportaient les grenades et les revolvers qui étaient en très petit nombre ; elles les récupéraient après l'action pendant que les tireurs repartaient à vélo (témoignage Arsène Tchakarian du groupe Manouchian).
L'organisation comportait semble-t-il cinq branches mais ce ici ou là, on trouve des informations contradictoires. Suivant la place que chacun occupait dans l'organisation, il pouvait avoir une perception différente du fait de la stratégie en "boule de mercure".
- une branche renseignement (la responsable en était Cristina Boïco ; c'est elle qui répère Julius Ritter),
- action "Stalingrad" (Marcel Rayman),
- dérailleurs (Léo Kneller),
- 2ème détachement (dit détachement juif),
- 3ème détachement (dit italien),
- 4ème détachement des dérailleurs de Joseph Boczov.
Quel était l'état d'esprit des militants ? Quelles étaient leurs conditions de vie ?
Arsène Tachakarian : "Il fallait passer et repasser à travers les mailles du filet. Ils pensaient toujours qu'ils seraient pris et fusillés. Les femmes étaient les plus attentives, elles faisaient très attention. Il y avait ceux dans le groupe qui n'avaient peur de rien, ceux dont les familles avaient été déportées, ce qui les rendaient encore plus combatifs." Olga Bancic a ainsi participé à une centaine d'actions contre l'armée allemande.
Toujours selon Tchakarian, ils vivaient dans la clandestinité, dans des conditions terribles. Une section de la M.O.I. s'occupait de fabriquer des faux papiers, pas toujours très bons. Changer de logement pour un étranger n'était pas facile.
Quel aide les militants pouvaient-ils recevoir de leur communauté ?
Les rafles contre les Juifs sont organisées depuis le printemps 41 : 14 mai, 20 août, 12 décembre puis une pause jusqu'à celle du Vel d'Hiv' (16-17 juillet 42). Entre temps, le 27 mars 42, le premier convoi emporte en déportation une partie des raflés du 20 août et du 12 décembre 41. L'aide de la communauté est possible pour les Arméniens, les militants juifs n'ont plus de communauté sur laquelle compter.
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On peut s'étonner que l'aspect politique ne soit pas directement abordé par Guédiguian. Cela dit, de nombreuses notations sont présentes à hauteur d'homme. Et ces petites touches sont très justes. Elles montrent que les militants de la M.O.I. avaient sans doute du mal à se plier aux contraintes d'une organisation militaire. Le Komintern avait plutôt tendance à considérer toute forme d'esprit critique comme une dérive petite-bourgeoise... Il me semble que c'est ce que veut montrer le réalisateur dans une scène où Manouchian affirme sa morale pacifiste (avant d'adopter celle que lui impose la situation).
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A propos de la lettre de Manouchian à sa femme, à noter un billet indispensable de Lionel Labosse qui s'interroge sur le fait qu'elle n'est jamais transcrite dans sa langue originale. Les fautes d'orthographe sont systématiquement gommées dans les versions présentées ; dans le dossier pédagogique sur "L'armée du crime", les erreurs ont même été rectifiées à la palette graphique sur le facsimilé de la lettre... "Il ne me semble pas inutile, incidemment, que nos élèves sachent qu’être un héros national — et un poète — et ne pas maîtriser l’orthographe du français sont des faits compatibles." (Lionel Labosse)
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Une perle comprenant quelques critiques du film et autres sources se rapportant à "L'armée du crime".