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La fête de l'âne basque

Publié le 06 novembre 2009 par Fric Frac Club
La fête de l'âne basque L'été passé, en route vers l'aéroport, nous nous sommes retrouvés bloqués, sur l'autoroute fermé par la police, très exactement au centre d'un triangle dont les pointes étaient des lieux piégés par ETA. Cet été, l'île de Majorque a connu un attentat meurtrier, épilogue d'une série commencée sur le territoire continental. On dit que ce sont les convulsions d'une organisation à la dérive. La question basque est centrale dans la vie politique espagnole, elle devrait donc avoir une certaine influence sur la vie culturelle. Pourtant, contrairement à la guerre civile ou au franquisme, thèmes sur lesquels on est inondé de livres, ETA n'a pratiquement aucune vie littéraire. En 2005, Juan Francisco Ferré [1] sortit donc du bois avec La fiesta del Asno (La fête de l'âne, non traduit), un livre radical thématiquement comme formellement. La fête de l'âne basque On pourrait remettre la narration en ordre chronologique histoire de vous donner un sens traditionnel de ce qui se passe. Ca ne servirait à rien, il convient tout juste de savoir que la trentaine de chapitres sont des scènes de la vie d'un fauve, un certain Gorka K, jeune nationaliste, ancien conseiller communal, terroriste implacable. Ce pourrait être le début d'un sanglant roman réaliste. Ce ne l'est heureusement pas, comme on s'en rend vite compte. Le roman se présente comme la traduction en castillan d'un texte écrit en basque et censuré à l'époque. Il n'est publié qu'aujourd'hui, en 2997. Le procédé est connu (et ici, il se veut hommage direct à La république de savants d'Arno Schmidt) mais, dans ce cas-ci, n'est pas gratuit : il nous rappelle qu'en effet, la nationalisme basque s'accommode très mal de remises en cause, surtout lorsqu'elles sont aussi radicales. Un autre effet de ce choix narratif qu'est poser le lecteur dans un futur utopique est de nous faire regarder vers un passé qui est en fait notre présent. Comme la perspective est iréelle, le récit sera construit en fonction, c'est-à-dire que les évènements du « monde-tel-que-nous-le-connaissons » sont déformés d'une manière plus ou moins intense, nous laissant des clés plus ou moins adaptées aux serrures à débloquer. Un des tiroirs entr'ouverts le plus clairement est celui de la région dont on parle et du mouvement auquel Gorka est lié. Aucun n'est mentionné en toutes lettres mais l'allégorie est transparente. Il y a par contre d'autres références, d'autres reflets du réel bien plus difficiles à percer. C'est l'un des richesses de cette œuvre. Le roman s'ouvre sur le récit de l'explosion d'une bombe au passage d'une voiture officielle. Il s'agit probablement d'une remise en scène dans l'univers de Ferré de l'assassinat de Luis Carrero Blanco en décembre 1973. Il était alors le successeur présumé de Franco, sa mort changea complètement la donne. Moment décisif dans l'histoire d'Espagne, moment décisif dans l'histoire d'ETA : ce fait d'arme mettait en avant les nationalistes marxistes-léninistes comme les plus forts opposants au franquisme. Deux ans plus tard, le caudillo meurt et la transition vers la démocratie commence. Dans une démocratie, la lutte armée est-elle aussi légitime que dans une dictature ? ETA se divise sur la question, l'organisation se sépare, les radicaux gardent le nom et reprennent les actions violentes – les héros des exilés politiques laissent tomber le masque. Ce n'est pas un hasard que Ferré commence avec cet évènement. Gorka est sur les lieux de l'attentat pour vérifier le succès de l'attentat mais son travail est rendu difficile lorsque la voiture, que les kilos de dynamites ont propulsée dans les airs, ne retombe jamais. Elle continue à s'élever sans cesse, sans vouloir redescendre. Les lois de la physique voudraient qu'elle revienne sur terre, tout comme une certaine logique voudrait qu'une fois finie la dictature, le sang cesse de couler. La mort de Carrera a été représenté littérairement comme cinématographiquement (dans un film de Gillo Pontecorvo) et, en brisant le paradigme réaliste, Ferré lance La fiesta del Asno de façon spectaculaire. Par la suite, plus rien ne sera tout à fait comme on s'y attendait La fête de l'âne basque La fiesta del Asno aurait en fait pu être un Bildungsroman : on y suit Gorka dans la découverte de son amour profond de sa région, l'éveil de sa conscience nationale, les rencontres et les moments qui le feront basculer de la simple militance politique à l'activisme terroriste. Mais Ferré n'est pas de cette école-là : si il faut lier ce livre à une certaine tradition, on ne peut s'empêcher de nommer Robert Coover et Juan Goytisolo. On pourrait carrément dire que le livre de Ferré est au nationalisme basque ce que Public Burning fut à l'Amérique de Nixon. Comme chez Coover, il s'agit ici d'une transformation de circonstances historiques et politiques en cirque et en carnaval. Contrairement à ce qu'on a pu lire ici et là (et ce pour les deux romans), ce n'est pas faire de choses sérieuses des évènements triviaux et burlesques. Bien au contraire : il s'agit de ce qui est peut-être la seule façon de mettre en évidence la construction des mythes et des vérités officielles dans le monde du spectacle médiatico-forain, ainsi que les répercussions qu'ils ont sur la psyché de l'espagnol et du basque. Nixon se faisait enculer par l'oncle Sam, Gorka K. est pris de délires fétichistes qui le poussent à revêtir l'uniforme des gardes civils. On sent déjà le lecteur frémir devant tant de vulgarité inutile. On vous promet pourtant que cette farce morale vous plonge au cœur des ténèbres de façon bien plus convaincante qu'un roman réaliste perdu dans sa volonté de mimétisme absolu. Et c'est vraiment l'occasion de scènes formidables, particulièrement celles des assassinats où, comme dans un cauchemar, la victime ne cesse de se relever, contraignant Gorka à le poursuivre jusque chez lui, où il trouvera en fait une famille déjà affligée par le deuil. Le monde de Gorka est un délire, un délire grotesque dans lequel le lecteur se prend tout de même en pleine gueule une quantité assez énorme de révélations. C'est une satire, oui, c'est une satire et on rit, on rit avec Ferré tout en se rendant compte que derrière le rictus, il y a de la rage. Lorsque Juan Francisco Ferré applique les mêmes tactiques à démonter les modes particuliers de créations de légendes nationalistes et le mode de fonctionnement interne du mouvement, on ne peut s'empêcher de penser à Goytisolo, plus particulièrement à sa trilogie Alvaro Mendiola, dans laquelle il remettait en cause l'historiographie officielle de l'Espagne franquiste et tous les signes d'identité que l'espagnol s'attribue généralement. Ici, les questions de soutien populaire, de grand mouvement national, l'idée même de douce patrie verdoyante, d'un paradis qu'on retrouvera une fois le colonisateur, l'oppresseur expulsé sont laminés dans des chapitres extraordinaires. On pense ainsi à la cérémonie qui renvoie au titre du livre, où Gorka espère faire, à dos d'âne, son entrée triomphante dans un village sans aucun doute acquis à la cause : tout se termine en holocauste. Et que dire de la terrifiante opération de nettoyage d'une mairie qui avait eu la malheureuse initiative de condamner officiellement l'assassinat d'un conseiller ni nationaliste, ni basque. Il y a aussi des moments plus légers, qui ne sont pour autant pas dénués de profondeur, tout particulièrement en ce qui concerne le thème de la langue, reconstruite artificiellement dans une optique politique et parfois à peine baragouinée correctement par les militants [2]. Si le terrorisme basque est d'évidence le thème central de La fiesta del asno, l'ambition de Ferré n'est pas de s'y limiter. Comme le souligne pertinemment Manuel Vilas, dans l'Espagne d'aujourd'hui, ce qui renvoie à l'époque de Franco, c'est bel et bien le nationalisme et la terreur etarra, résidus de l'Espagne pré-transition. Quand on s'attaque aux mythes de l'organisation, il devient donc difficile de faire l'économie d'un examen des mythes des « autres ». La subversion va donc plus loin : la personne supposée transmettre les ordres à Gorka s'appelle Loyola (rappelons d'ailleurs qu'Ignace de Loyola était basque) et les traits jésuites de l'organisation sont très nombreux, ce qui est loin de brosser dans le sens du poil le secteur le plus catholique de l'Espagne (ceci dit, ETA est, à l'origine, issu du PNV, parti nationaliste catholique et conservateur). Encore plus présente, la question des genres. La fiesta del asno est un livre de transformations (et de transformisme sexuel – Gorka en femme), de métamorphoses aussi bien ovidiennes que kafkaïennes, ce qui le rend déroutant et parfois encore plus dérangeant que dans ces moments les plus violents. Mais son mérite le plus grand, à mon sens, est bien de se refuser à ériger, face à la mythologique à laquelle il s'affronte, une mythologie alternative. C'est rare et c'est essentiel. Il est toujours facile de s'enthousiasmer pour un roman à peine terminé. J'écris ceci deux mois après avoir terminé ma lecture et ma conviction d'avoir lu quelque chose de très fort ne faiblit pas. La fiesta del asno est un livre replet de codes, radical dans sa façon d'aborder des thèmes qui font mal, jouissifs de par l'évidente gourmandise langagière, aussi hilarant que perturbant. Juan Goytisolo – qui a d'ailleurs écrit une préface au roman – a identifié Ferré comme un des meilleurs écrivains apparu en Espagne ces vingt dernières années. Je ne pense pas qu'il se trompe.

[1] Les lecteurs réguliers du FFC n'auront pas manqué l'excellent article de Ferré qui a été publié ici même le mois passé. Rappelons également que son nouveau roman, Providence, est finaliste du Prix Herralde 2009.

[2] Ce qui me fait penser à une obsession personnelle : il y a une coupe de cheveux abertzale (basque pour patriote) qui ressemble vaguement à Trifon Ivanonv circa coupe du monde 1994 et qui est aussi celle d'une certaine gauche espagnole (elle franchit, et c'est heureux, fort peu les Pyrénées). Qui copie qui ? Et si, comme je le pense, ce sont les hippies, squatteurs, punks et socialistes de combats espagnols qui ont les premiers arborés cette horreur chevelue, les etarras se rendent-ils compte qu'ils se laissent contaminer par la culture de l'oppresseur ?


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