Poezibao entreprend
aujourd’hui la publication d’une série de X
consacrés à Sappho.
X 2584 - 02. 06. 09
Il y a un demi-siècle, Denys Page, reconstituant les poèmes de Sappho, l’un entre
mille des ses commentateurs – et représentatif de la confrérie des savants–, pouvait
parler au nom d’une autorité consacrée à Cambridge, fortifiée par un
scepticisme méthodique et par une vaste science , imprégnée de suffisance
académique ; il estimait, dans le
fragment 96 de l’édition Lobel-Page, que la comparaison de la lune était trop
développée, comme l’était à ses yeux la descente du « ciel »d’Aphrodite
au fragment 1 (un défaut compositionnel). L’esthétique avait un canon, elle
restait attachée à l’idée de conventions obligées. Le sens était introuvable
dans la grille de ces catégories plus ou moins scolaires.
Le point de vue opposé commence par accorder une signification au « chant »
; il est fortement lié ici à l’évocation d’une amie qui fut préférée un temps.
Elle avait vécu avec Sappho, dans son cercle. Son départ aussi est un drame, du
moins une « histoire » ; elle se joue à trois, Sappho se préoccupe de
la diffusion de son art. Elle s’adresse dans ce scénario à une autre amie,
encore présente dans son cercle, moins pour la consoler de la séparation que
pour lui faire voir la situation créée par la perte. L’absence est aussi un
bien, elle conduit à de nouvelles actions, menées au loin, où les expériences
anciennes et communes se perpétuent et se renouvellent. Sappho envisage
l’enchaînement, la transmission de l’art, ailleurs comme chez elle, en
l’occurrence dans la Lydie toute proche. La poétesse s’adresse à une cantatrice
déjà formée, devenue poétesse à son tour. Disciple et admiratrice, elle propage
à présent son chant à elle parmi les belles d’Asie (vers 6). La beauté est le
signe d’une distinction ; elle trouve son accomplissement dans l’exercice de la
poésie. Le soleil, alors, devait être symboliquement réservé à la
compagne-maîtresse dans la demeure de Mytilène à Lesbos ; c’est un absolu
; la lune vient après, en second, brillant la nuit parmi les astres. Ce n’est
pas le jour, ce qui n’empêche pas qu’on lui attribue librement l’épithète
homérique des doigts de rose prêtée à l’Aurore dans l’épopée, ni qu’on la pose
nouvellement comme un ornement de la lumière lunaire ; c’est se servir
différemment du pouvoir de l’astre.
L’extension recouvre toute l’étendue de la mer où elle suscite une
transformation. Le chant opère avec l’eau ; il y puise la rosée fine, si
salutaire à la croissance des plantes, comme à la composition des mots. Dans ce
cadre, les noms des fleurs n’ont rien de « décoratif » (comme le
voulait Page), ce sont des créations verbales, les prouesses du langage. C’est
l’action de la lune, sa lumière agit dans les paroles nocturnes ou diurnes,
sombres ou florissantes. La dualité est exempte de trouble. L’égalité des
domaines est soulignée : « également » (isôs kai, vers 11). La rosée est belle, comme les compagnes.
L’eau produit ces merveilles-là, issues de la poésie : les roses, le cerfeuil,
ou le mélilot (« les lotus de miel »). Ce sont des mots, mais sans
doute ces femmes de Lydie ne le sont pas moins, un nouvel entourage, que Sappho
rappelle à l’amie près d’elle. Toutes deux sont les modèles, des idoles pour la
Lydienne ; grâce à elle, elles se sont à présent incarnées ailleurs.
Si l’on va jusqu’au bout, on trouve que l’eau est comme la matière, et que les
fleurs, dans leur diversité, sont comme le résultat d’une savante composition
poétique.
©Jean Bollack, contribution de Tristan
Hordé
Toute la série des X de Jean Bollack
Jean Bollack sera l’invité de Laure Adler, dans l’émission Hors-champ, France Culture,
le 16 novembre - site de l’émission