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Tap-tap : le monde dans une boîte de sardines

Par Tichapo

   Yanick Lahens, dans La Couleur de l'aube, évoque ainsi un voyage en tap-tap, transport en commun d'Haïti:

   Dans le tap tap nous sommes cuisse contre cuisse, flanc contre flanc, contraints malgré nous à une étreinte malodorante, rancunière. Les conversations vont bon train et transforment bientôt cette équipée sauvage en un grand théâtre. Chacun y va de ses prouesses, de ses exploits, de sa ruse et de sa sagesse d'homme ou de femme qui voit plus loin que le commun des mortels. Comment peut-on voir aussi loin et n'être pas encore sorti de cette galère?

   Plusieurs images ici, la promiscuité qui engendre la rancune, l' « équipée sauvage », le « théâtre » et la « galère ». La dernière renvoie à la première mais constitue évidemment aussi une métaphore pour tout le pays. Je crois, pour en avoir fait beaucoup, qu'un voyage en tap tap peut être un reflet parmi d'autres de la société haïtienne. Cependant le dernier roman de Yanick Lahens peint une des périodes les plus difficiles (après le départ forcé d'Aristide), notamment du point de vue psychologique, de l'histoire récente du pays. Il me semble (je peux me tromper) que la promiscuité rencontrée dans les tap-taps, qui met en contact des inconnus, n'a pas les mêmes effets dévastateurs (jalousie, rancune, haine) que celle du voisinage, qui annule la vie privée. Cette impression n'est sans doute pas étrangère au fait que mes voyages ont essentiellement eu lieu entre 1997 et 2002 (les derniers en 2005, mais le séjour fut bref), période beaucoup plus calme. Peu importe. Je retiens surtout l'aspect théâtral, que l'auteure ne fait qu'évoquer sans nous le faire sentir. Et je vous invite à une découverte des transports haïtiens.

Mais avant le tap-tap-théâtre, voyons son contraire, la bulle, le véhicule particulier. Dans la nouvelle « Le Jour fêlé » de Yanick Lahens toujours, extraite du recueil Tante Résia et les dieux, une femme aisée vivant en retrait de la fureur, sur les hauteurs au-delà de Pétionville, se rend en voiture à son travail, en ville. Elle souhaiterait, revenant sur sa vie, s'abstraire du monde extérieur qui lui fait peur, mais sans le pouvoir. Cela commence ainsi:

   Il a beaucoup plu la veille. Par endroits l'eau ruisselle encore. Une lumière vive, miraculeuse presque, inonde le paysage. A regarder les flamboyants le long de la route sinueuse menant à la ville, Martine Durand a le sentiment que la vie pourrait être paisible et lumineuse au milieu de ces flamboyants rouges. Peut-être va-t-elle encore essayer d'être heureuse dans cette paix et dans cette lumière... Ou tout au moins conserver ses distances. Rien de désagréable ne semble pouvoir lui arriver tant qu'elle gardera ses distances.

   Ce n'est, malheureusement pour elle, pas possible:

   Pétion-Ville arrive à la jeune femme dans le bruit des camions qui montent vers les carrières, des voix des marchands ambulants et un peu plus loin dans le regard éteint des mendiants en haillons. Un rémouleur pousse sa machine qui siffle. Accrochés à l'arrière des tap-tap ou debout sur les marchepieds, des enfants en guenilles rêvent quelques secondes d'une promenade en voiture jusqu'à Port-au-Prince. Les tap-tap en provenance de Kenscoff ont épaissi, sont rendus méconnaissables par les formes humaines agglutinées et les animaux attachés de-ci de-là. Le marché grouille de monde. Martine Durand doit jouer du volant pour ne pas heurter, dans ce mur compact d'hommes et de femmes, un pied ou un coude.

   Le désordre de la ville, celui des faubourgs et des cités s'étend et ronge déjà les routes, les clôtures et les jardins. Soudain elle a l'impression d'être transportée hors d'elle-même, hors de tout lieu sûr et d'être projetée dans un univers momentanément instable, prise dans une dérive cosmique. Et la peur l'étreint à nouveau, en plein soleil. Ce n'est plus tout à fait l'épouvante de l'ombre mais un sentiment qu'elle connaît chaque jour un peu mieux: une rencontre insolite du soleil et de la peur... le soleil au zénith et la peur dans le ventre.

   Martine Durand monte les vitres, met le climatiseur et la radio en marche. Contrairement à son attente elle n'entend pas les notes de musique de sa station favorite qui épargne à ses auditeurs ces nouvelles déprimantes et tristes, en ne diffusant que de la musique. « Pas d'Afrique du Sud, pas de sida, pas de pauvres, encore moins de Yougoslavie ». Martine Durand se sent déjà vieille de toutes les catastrophes à venir. « De la musique, rien de mieux pour le moral qu'une bonne méringue, une salsa ou une chanson d'amour ».

   Conjurer la peur, voilà ce qu'elle tente de faire dans sa voiture qui ne l'isole pas assez à son goût, ne la met pas suffisamment à distance. Martine Durant, un nom banal qui fleure plus la France que le peuple. Pas une Saintanise Lamour ou une Rosemonde Fleurimont. Malheureusement la peur n'est pas sans fondement, et la suite le montre.

Gary Victor explore ce thème d'une tout autre manière dans « Promesses d'avenir ou les super branchés » (Nouvelles interdites). Toujours la classe la plus aisée du pays, toujours une voiture climatisée qui coupe d'ailleurs davantage encore du monde environnant, mais une jeunesse insouciante et sans conscience:

   Une superbe automobile allemande s'apprêtant à s'élancer à l'assaut des kilomètres à la sortie de la bretelle reliant la route de l'Aéroport à la Nationale numéro 1. Il est déjà 17 heures... Circulation fluide, température chaude... Brise sèche charriant une poussière âcre... Climatisation intérieure au maximum... Quatre jeunes gens. Peggy. Sandra, Alex, Julien... Fines fleurs d'un avenir prometteur. Un anonyme évite de justesse la mort en se jetant dans un fossé qui borde la route. A 100 kilomètres à l'heure, une auto n'épargne pas. Rires étouffés... Une main à l'arrière qui s'aventure sur une cuisse tentante et... consentante. Une autre abandonne le volant, inspirée par un regard sur le rétroviseur intérieur. Tape amicale qui ne se veut pas décourageante.

-Take care, pouffe Sandra. J'ai pas envie de mourir aujourd'hui.

-Mets en marche la radio. Il y a une émission du tonnerre ce soir.

-Et puis merde! La Radio Grenouille sans doute...

Vive la Radio Grenouille, s'écrient ceux qui s'explorent sur la banquette arrière. Dick est le plus « in » des animateurs en Haïti.

-Bon... Bon... Comme vous voulez, grogne Alex... « Ici, Radio Grenouille... L'émission de ceux qui veulent devenir aussi gros qu'un bœuf. Attention! Prudence à tous nos amis sur la route! Le week-end est beau mais la route tue d'abord et blesse ensuite – Rires – Si vous voulez devenir des gros ne pensez pas aux petits – Hilarité générale dans l'auto – Pour bien débuter notre émission, l'émission la plus suivie par la jeunesse pensante et les superbranchés d'Haïti, voici le dernier hit de Madonna, classé quatrième au Billboard... Nous discuterons ensuite d'une interview accordée par David Bowie et Neil Young au Magazine Play-Boy... Attention aux voyeurs! »

Une batterie attaque un solo époustouflant sur les 250 watts intérieurs. Un pied qui écrase l'accélérateur et l'aiguille courtise les 150 kilomètres-heures.

-Ecrase... Ecrase, hurle Lucien... A 200, cela doit être excitant... Maman... Ouille! La garce... Tu vas me faire... Ouille!

-T'as vu ce sale nègre, Alex... Merde! Il est presque arrivé à se jeter devant l'auto. On n'aurait pas dû les arroser seulement de gaz lacrymogène.

-Pour un peu on diminuait le taux d'analphabètes avec un minimum d'investissement, commenta Alex.

Hilarité générale à nouveau. Alex est le boute-en-train du groupe. A son palmarès, il a de nombreuses conquêtes grâce à son humour si intelligent.

   Arrêtons-nous là. Cette fois c'est manqué, mais la fête ne fait que commencer, à l'avant comme à l'arrière de la voiture. Il y a là un peu de caricature, mais peut-être pas tant que ça. En tout cas on voit bien que l'évocation d'un voyage en véhicule particulier climatisé met en lumière les fossés qui traversent la société haïtienne.

   Avec Lyonel Trouillot, on change la perspective. Dans Rue des pas perdus, plusieurs voix alternent pour dire la difficulté de vivre dans un pays grangrené par la misère, le soupçon, la peur et la haine. L'un d'eux est un chauffeur de ce qu'on pourrait appeler un camion-bus, qui est passé au taxi. Même s'il s'agit d'une voiture, sa fonction l'ouvre sur le monde au lieu de l'en isoler et de fait, ce personnage offre un regard de l'intérieur sur la vie qu'il évoque. Voici le chapitre où il apparaît pour la première fois:

   Tu vois, petit, quand je faisais la route des Cayes avec mon camion, on y mettait douze heures les jours secs. Les jours de pluie on ne perdait pas notre temps à compter les heures. Il fallait faire descendre les gens, le bétail, la volaille, tout le chargement à chaque passe, on y mettait parfois un jour entier. A l'arrivée le camion puait tellement la sueur séchée et les fruits pourris qu'au prochain voyage personne ne voulait s'asseoir au fond. Attention, le plus important c'est les virages. Si tu ne regardes pas bien des deux côtés de la route tu rateras des clients. Des gamins me nettoyaient le camion, je leur donnais quelques centimes, mais ils l'auraient fait gratuitement, rien que pour monter dans un camion, actionner le miracle de l'avertisseur, caresser le volant, s'ébattre sur les banquettes, faire un bout de voyage arrêté et le raconter aux copains. Les périodes de troubles politiques on y mettait deux jours, les hommes du grand dictateur Décédé Vivant-Eternellement nous arrêtaient à chaque bourg. D... U... Il fallait à chaque fois décliner son identité, montrer ses papiers aux soldats, à tous les soldats jusqu'à ce qu'on en trouve un qui sache lire, et encore! C... A... R... Ça prenait une éternité, un passager souffrant du petit mal tombait dans la poussière, on lui versait de l'eau sur la tête, tout le monde s'en mêlait pour tuer le temps, M... E... L. Ah, Ducarmel Désiré, allez, passez! Avec les rivières en crue, les vérifications d'identité, les mauvaises têtes qui tentaient de changer de siège chaque fois qu'on rechargeait le camion, les pneus qui crevaient exprès et le péage institué par un ministre-conseiller du grand dictateur Décédé Vivant-Eternellement, le boulot devenait impossible. Non, à droite. Petit, tourne à droite. Tout ce que je te dis, c'est pour t'enseigner le métier. Alors quand je commence à radoter, pense pas à moi, pense à la route. A droite, te dis-je. Dans cette rue, y a toujours les grosses voitures des officiels des forces d'occupation, et ça gêne la circulation. Un Désiré de la région de Cavaillon s'était mis avec une ancienne maîtresse d'un caporal. On arrêtait les Désiré. Je me suis dit, conduire sur les routes ou conduire dans la ville, c'est pareil. Je suis venu vivre à Port-au-Prince. Au début, c'était pas facile, je n'arrivais pas à pouvoir localiser les rues. C'est une grande ville même si les avenues ne ressemblent en rien à celles qu'on voit au cinéma. Chaque rue c'est quelqu'un à part, c'est comme les enfants d'une même famille, ça se ressemble et ça se ressemble pas. Tu comprendras, quand tu connaîtras mieux le boulot. Certaines sont d'une étroitesse qui fait pitié, y en a des malingres, des tordues toujours de mauvaise humeur même le jour des Rois ou le jour de la finale du championnat de football, d'autres auxquelles on fait une beauté les jours de parade ou de procession, de vieilles coquettes qui boivent en cachette et préparent autant de mauvais coups qu'elles en ont reçu. Que de veuves, que d'assassins j'aurai conduits de la rue Courbe à la rue Courte, de la rue des Remparts à la rue des Fronts-Forts. Des clients avec des têtes à faire peur aux gens qui avaient peur. Fallait se méfier des bavards, des gentils. Y avait tellement de provocateurs. Des vieilles femmes, des enfants, des faux prophètes, des faux mendiants, des faux malades, des collégiennes qui disaient avoir perdu leur cahier de chant, des serviteurs de l'Evangile qui veulent vous lire la Bible pendant que vous conduisez. A l'époque tout le monde espionnait tout le monde, va-t'en savoir ce qu'ils espéraient trouver à part la haine et la rareté. Même les paroles du Prophète semblaient de la provocation avant qu'on ait réalisé que le grand dictateur Décédé Vivant-Eternellement avait enfin trouvé un ennemi à sa taille. Tu roules trop vite, ça effraie les dames. Ah! Oui, une fois j'avais chargé un type étrange. Je ne pouvais lui donner un âge ni d'autres signes particuliers que ces tonnes de paperasse qu'il avait dans les mains, des astres, des lunules, les points cardinaux, des cartes de la ville. Il cherchait la rue Morte qu'il disait. Selon mes calculs elle doit être située au centre de la ville, au croisement des traits cardinaux. J'y comprenais rien. J'avais pas fait cent mètres qu'il était descendu en me criant: je l'ai trouvée. Quand je contai l'affaire à un enseignant de mes clients, encore un qui a trop étudié, m'a-t-il expliqué, ils viennent d'une famille pauvre, travaillent la nuit comme le jour, passent leurs examens avec brio, obtiennent une bourse d'études, quand ils arrivent à l'étranger ils n'ont rien à se mettre sous la dent, errent dans Paris, tout ce qu'ils ont appris se mélange dans leur cerveau, je vous le dis, mon brave, seuls les riches peuvent profiter des bourses d'études, les donner aux pauvres c'est du gaspillage, de la démagogie. Démagogie ou pas, il avait l'air si sûr de lui: vous me déposerez à l'entrée, je connais le chemin, mais que votre regard ne suive point mes pas, j'habite la rue des Pas- Perdus, le territoire du grand oubli, on y brûle les songes, les mémoires, des automates aux chairs chagrines y recommencent leurs fins de parcours, le mouvement perpétuel de nos passages ratés, c'est la rue des quinze pour quinze, le sanctuaire du verbe figé où des cadavres illusionnistes jouent au jeu des têtes coupées.

   Revenons à La Couleur de l'aube, et à ce tap-tap théâtre où une scène assez désagréable va se jouer:

   Notre tap tap est arrêté par quatre jeunes en guenilles bientôt rejoints par une vraie horde qui a envahi les abords du véhicule. Ils ne tarderont pas à s'agglutiner sur le capot et les portières, dansant et fulminant d'excitation. Avec leur visage couvert d'hématomes, leurs pieds et leurs mollets de blessures infectées. Des gamins sautent et hurlent en cognant sur les portières ou en frappant aux vitres des voitures. Personne ne leur a appris à faire autre chose. Ils tordent, consument, disloquent tout ce qu'ils trouvent à leur portée, les objets manufacturés, les biens de propriété publique ou privée, les corps et les esprits. Et cet après-midi ils sont armés jusqu'aux dents.

   Deux d'entre eux nous braquent, chacun avec une arme qu'il tient avec difficulté des deux mains. Ils ont à peine douze ou quatorze ans. Les jeunes adultes qui font leur apparition juste dans leur dos portent des armes automatiques et des cartouchières autour de leurs maigres épaules. Ils ont un foulard autour de la tête et des lunettes de soleil sans doute volées et qui leur mangent le visage, des survêtements et des tee-shirts d'occasion trop grands pour leurs corps frêles : Nike, Puma, Adidas. L'homme à la nuque de taureau et portant le tee-shirt à l'effigie du chef du parti des Démunis échange avec eux un signe de reconnaissance. Ils s'entortillent les mains et les poignets et poussent un « yo » sonore, sorte de cri de connivence. Ma vue se brouille. Mes oreilles bourdonnent. Un vertige me saisit. Les jeunes adultes ont entouré le tap tap et nous menacent de leurs armes tandis que les gamins nous dépouillent tranquillement de tout ce qu'ils trouvent à leur portée. J'ai tendu mon portefeuille et mes boucles d'oreilles. J'aurais tendu n'importe quoi. Et puis les choses se sont passées vite. Très vite.

   Le chauffeur a démarré en trombe, content d'avoir eu la vie sauve. Et nous aussi. Le silence qui suit est celui de la honte et de la colère. D'autres tap taps s'engouffrent dans les ruelles dans une panique glacée. On n'entend que le bruit des moteurs. Les gaz d'échappement brûlent les yeux. Je m'enfonce dans mon siège jusqu'à ne plus être visible de la rue. A droite à côté de moi, il y a un homme d'un certain âge dont les lèvres tremblent encore et d'où sortent des propos décousus, murmurés à voix basse, à ma gauche, deux ouvriers du bâtiment qui ont certainement donné leurs outils et la paye de leur journée et derrière moi un jeune qui fréquente l'université et qui visiblement n'a pas encore lu le livre qui lui donnera la clé de ce qu'il vient de vivre. Une explication qui tienne la route. Je ne peux m'empêcher de penser à la chanson entendue l'autre jour : « Je n'ai pas de travail, je n'en ai pas besoin. Je suis né pour voler ton argent. Je suis né pour te tuer. »

   Plutôt que de commenter, confrontons cet extrait avec un autre voyage, au bout de la nuit pourrait-on dire, puisqu'il s'agit de celui que Dany Laferrière, ou plutôt son double auto-ficto-biographique, Vieux Os, fait au petit matin, juste avant de laisser le pays, après une nuit blanche passée à parcourir Port-au-Prince en quête de qu'il quitte, de ceux qu'il aime, et de lui-même sans doute. Extrait du roman Le cri des oiseaux fous:

   Je grimpe dans le premier tap-tap qui va du côté de l'aéroport. Foule. Des gens attendent depuis une demi-heure. Pas assez de taps-taps pour tout le monde. On se lève très tôt dans cette zone. Martissant, Carrefour, Fontamara, Gressier, Rivière-Froide, ces quartiers qui fournissent la moitié des ouvriers du parc industriel, près de l'aéroport. Les taps-taps débordent d'ouvriers et d'élèves. Les élèves vont, pour la plupart, du côté du Champ-de-Mars où se concentrent un bon quart des écoles de Port-au-Prince. Chaque matin, entre cinq et huit heures, les taps-taps régurgitent plus de deux à trois cent mille personnes sur Port-au-Prince. Et ça crie, ça parle, ça hurle, ça se bat, ça chante, ça prie, ça s'insulte. Tout le peuple des quartiers du sud débarque à Port-au-Prince. La pagaille totale. Une énergie incroyable. Tous les espoirs sont permis. Chaque jour apporte sa ration de chances à prendre. Si ce n'est pas aujourd'hui, ce sera demain. Hier ne compte déjà plus, n'a jamais compté. Hier n'existe pas. Tout se passe entre aujourd'hui et demain. La vie roule, dans cette région, à une vitesse infernale. Cette foule enterre ses morts à un rythme de carnaval. En dansant. On pleure, on danse, puis on passe à autre chose. La vie n'attend pas. A cinq heures du matin, tout le monde est déjà en sueur. Et la conversation n'est plus sur Gasner, comme hier. Ils ne savent pas encore pour Ezéquiel. Je vois passer la petite Honda noire avec mes camarades de L'Hebdo. Ils vont sûrement au local du journal, à Fontamara, préparer un numéro spécial sur Gasner. Et moi qui prends la direction opposée, en route vers un autre destin. Ils ont la tête pleine des projets à mener, des enquêtes à faire, des pistes à suivre, des monstres à affronter. Ont-ils trouvé celui qu'ils cherchaient tant cette nuit? Dire que moi, qui ne voulais rien chercher, je suis tombé dans l'antichambre du diable, le réseau des tueurs du régime (Papa et Baby Doc). Je regarde un long moment la petite Honda noire se faufiler à travers la multitude de taps-taps bariolés. A partir de cette seconde, elle n'existera plus que dans mon imagination. J'ai l'impression qu'elle cheminera longtemps encore dans mon esprit avec, dans son sein, mes quatre camarades, trois vivants et un mort: Clitandre, Jean-Robert, Carl-Henri et Gasner. Il fut un temps où je voulais changer le pays, à ma manière. Maintenant, il me faut changer de pays. Changer Haïti à partir de l'étranger? Voilà la première illusion qu'il me faudra extirper de moi. Ce sera plutôt à moi de changer. Qu'est-ce qui est le plus difficile: essayer de changer un pays ou essayer de se changer soi-même? Je n'ai pas la réponse à cette terrifiante question. Tout ce que je peux dire c'est que, si on peut fuir un pays, il est impossible d'échapper à soi-même. Haïti est devenu un pays qui change de pôle d'intérêt chaque matin. Hier, c'était Gasner (pour moi, ce sera Gasner toute ma vie). Ce matin, c'est le gendarme qui a tué Bobo.

-Que s'est-il passé? demande d'une voix voilée d'anxiété la dame assise en face de moi. On m'a dit qu'ils partageaient la même maîtresse. C'est toujours une histoire de femme, lance-t-elle sans lever la tête du mouchoir qu'elle est en train de broder.

-Ah non! dit un homme assis à l'autre bout, ce n'est pas du tout cela. Bobo avait giflé le gendarme dans l'après-midi, sans accorder trop d'importance à son acte. C'est normal pour lui de gifler les gens. Il passe son temps à gifler même les marchandes.

-Pourquoi les marchandes? demande la femme.

-C'est lui qui s'occupe de taxer tous les marchés de Port-au-Prince.

-Tu veux dire de les saigner, corrige une autre dame en train de lire la Bible.

-Il détruit avec son bâton, un vrai cocomacaque, les marchandises de celles qui refusent de payer une troisième fois les taxes pour les mêmes marchandises.

-Ô Babylone, trois fois Babylone, s'écrie la femme à la Bible.

-Raconte vite l'histoire, je vais descendre dans cinq minutes, dit un homme.

-Que fait le gendarme? demande la femme en face de moi.

-Madame, dit l'homme qui s'apprête à descendre, laissez-le raconter l'histoire.

-Ne me bousculez pas, répond celle-ci du tac au tac, si vous voulez entendre toute l'histoire, vous n'avez qu'à descendre un peu plus loin.

-Le gendarme n'a rien fait pour répondre à votre question, madame. Il est simplement allé déposer une plainte au grand quartier général contre Bobo. Son colonel lui a fait comprendre qu'il devait s'estimer heureux de n'avoir pas reçu deux balles dans la tête au lieu d'une innocente gifle.

-C'est ce qu'il a dit! s'étonne la grosse dame en train de broder.

-Mais Seigneur! est-ce qu'on va le laisser finir l'histoire.

En guise de réponse à cette agression, la grosse femme se contente d'un long soupir.

-Malgré tout, continue l'homme qui rapporte les faits, un sergent a pu enregistrer sa plainte. Le gendarme n'a rien dit de plus. Il est rentré chez lui, n'a pas touché à son repas et a passé tout l'après-midi à lire sa Bible.

-Amen!

Il s'est levé vers huit heures du soir, il a bu simplement une grande tasse de café, très noir et très amer, s'est rasé et, vêtu de son uniforme militaire, il est sorti vers onze heures du soir.

-Excusez-moi, dit l'homme pourtant pressé, j'aimerais savoir comment vous avez fait pour connaître tous ces détails.

-C'est ce que j'allais justement lui demander, dit la grosse femme en train de broder.

-C'est que mon cousin habite en face de chez lui.

-Ah bon! Je comprends maintenant, dit la femme en train de lire la Bible.

-Où ça? demande l'homme à l'autre bout du banc, qui écoutait attentivement l'histoire.

-A Carrefour-Feuilles.

-Moi aussi, j'ai habité à Carrefour-Feuilles, dit la grosse femme en train de broder. D'ailleurs, ma sœur y habite toujours et, ce soir, je saurai tous les détails de cette histoire, des choses que personne ne peut savoir parce que ma sœur, c'est quelqu'un qui...

-Mais arrêtez donc! On n'a pas envie de connaître votre vie, madame. On parle du gendarme qui a tué Bobo. C'est lui la vedette, aujourd'hui, pas vous, lance l'homme assis au fond de la fourgonnette.

-Quand est-ce qu'il va le tuer pour qu'on en finisse une fois pour toutes avec ces suppôts de Satan? jette rageusement la dame en train de lire la Bible.

-Attendez, madame, lui réplique celle en face de moi. On sait maintenant qu'il va tuer. Ce qu'on ignore, ce sont les détails de l'affaire et moi, c'est tout ce que j'aime dans une histoire, les détails bien juteux.

-Elle se croit au cinéma, celle-là! lance une adolescente en uniforme à carreaux blancs et noirs du collège classique, qui prêtait une oreille distraite à la conversation.

Tout le monde rit.

-Ce n'est pas une plaisanterie, dit l'homme assis au bout du banc, c'est un véritable drame. Vous autres, Haïtiens, vous prenez tout à la rigolade. Le gendarme qui nous a sauvés de ce monstre est en ce moment en prison...

-Je ne savais pas qu'on l'avait arrêté, dit la dame en refermant sa Bible. On ne devrait pas mettre en prison un tel homme. Au contraire...

-C'est la procédure, madame, dit un homme qui n'avait pas jusque-là pris part à la discussion.

Silence de mort dans le tap-tap. Tout le monde pense, en ce moment, la même chose: cet homme est un tonton macoute en civil.

-Oh! dit l'homme pressé, sonnez le chauffeur pour moi, je dois descendre ici.

-Moi aussi, dit la grosse dame en rangeant dans une petite boîte en fer-blanc ses accessoires de broderie.

-Moi aussi, je dois descendre ici, dit l'autre femme en glissant la Bible dans son sac noir.

-Je viens de me rappeler que je dois voir un ami dans le coin, dit en descendant l'homme qui était assis au fond du tap-tap.

Il ne reste plus que nous trois: l'adolescente du collège classique, moi et le tonton macoute. Brusquement, celui-ci se met à rire en se tenant le ventre, tombant presque du banc.

-Ils ont tous pensé que j'étais un tonton macoute. Ce pays ne changera jamais, car les gens sont trop lâches. La souris danse seulement quand le chat dort. Le tap-tap continue son chemin en direction de l'aéroport. L'adolescente compte descendre au coin de la rue Pavée, j'ai l'impression, pour remonter ensuite à pied vers le Champ-de-Mars. Je ne fais aucun commentaire quant à la remarque sur la lâcheté des Haïtiens, parce que, on ne sait jamais, peut-être que ce type est vraiment un tonton macoute. Je fais toujours confiance au flair des gens du peuple. Ce sont eux qui vivent constamment avec ces gens-là. Le pseudo-tonton macoute fait un sourire engageant à l'adolescente qui baisse les yeux sur le manuel d'histoire générale qu'elle vient d'ouvrir sur ses genoux. Elle n'a aucune intention d'étudier, ça se voit. Elle vient simplement de remarquer que sa jupe est trop courte et que cet homme cherche visiblement, sans aucune gêne, à reluquer entre ses cuisses. J'avais baissé les yeux, un peu gêné par cette forme d'agression à laquelle j'assistais, mais, pris d'un doute, je lève les yeux et découvre un sourire de Mona Lisa flottant sur le visage de l'adolescente. Faut dire que la zone respire la guerre. On dirait un quartier bombardé. Je parle de Carrefour et de ses environs. La plupart des adolescentes font une concurrence déloyale aux prostituées établies qui doivent payer des taxes à l'Etat et leurs tests médicaux mensuels. Les médicaments et les injections sont à leurs frais. Alors, les prostituées voient d'un très mauvais œil les jeunes filles qui travaillent dans les bordels clandestins de Port-au-Prince, ces maisonnettes au fond des cours des immeubles publics. Les fausses collégiennes, qui n'ont que l'uniforme et quelques manuels scolaires achetés bon marché devant la cathédrale, juste pour la frime, passent la journée chez les maquerelles de l'aire du Champ-de-Mars. Ma dernière image de Port-au-Prince, avant d'arriver à l'aéroport, est à l'essence de cette ville, capitale du faux-semblant et de l'apparence trompeuse: un pseudo-tonton macoute, qui est peut-être un vrai, faisant la cour à une pseudo-collégienne, qui est en fait une vraie prostituée.

   Voilà. Cette fois-ci l'image du théâtre a trouvé son illustration. Elle est loin d'être idyllique, mais contrairement à l'évocation désespérante qu'en fait Yanick Lahens, il y a ici de la vie, de la lutte, de la spontanéité, quelque chose d'irréductiblement positif qui subsiste malgré la méfiance et la tromperie. Evidemment, il est inutile de chercher ici un texte qui fasse parfaitement correspondre l'ambiance intérieure des tap-taps avec la fantaisie et les couleurs qu'ils arborent souvent en façade. Pourtant, sans vouloir pondre un texte susceptible d'intéresser le Ministère du Tourisme, c'est un peu ce que j'ai fait dans le chapitre justement intitulé « Tap-tap » de mon roman (Avel). Les parcours thématiques que je propose dans cette rubrique n'ont pas pour but d'en faire figurer systématiquement un extrait, d'autant que je ne peux décemment inclure ce que j'écris dans la littérature haïtienne, mais ce thème me semble si riche de potentialités que je lui ai donné une certaine importance, au point d'écrire aussi une petite chronique sur une expérience tap-tapienne: « Un Morceau de Diamant ». Il me semble qu'on obtiendrait un recueil très représentatif de la société haïtienne si on lançait un concours de nouvelles sur le thème du tap-tap et qu'on publiait les meilleures. Alors pour la curiosité, et pour compléter un peu la vision des transports publics donnée ici, je donne à lire un extrait du chapitre incriminé:

   Assis-serré à l'arrière d'un taxi-ramasseur au bac couvert et ajouré, un homme crie :

- Chauffeur, je suis arrivé !

Le véhicule s'arrête sur le côté. D'autres taxis ou taxis-ramasseurs, arpenteurs de la capitale, font un écart pour le dépasser, frôlant d'autres véhicules qui eux-mêmes lissent les moustaches des taxis, ramasseurs, camionnettes, bogotas, parfois 16 particuliers ou d'Etat, qui viennent en sens inverse. Excusez-moi, excusez-moi. L'homme descend par l'arrière, longe la voiture jusqu'à l'avant et paie le chauffeur, 2 gourdes et demie, tarif unique. Le ramasseur redémarre. Il s'arrête au carrefour pour laisser passer un bus bariolé et trompettant en provenance de Jacmel. L'homme s'active, veut traverser l'avenue. Il est arrêté par des camionnettes et des ramasseurs d'où l'on crie la destination. Delmas ! Delmas ! Aéroport ! Aéroport ! Christ-roi ! Christ-roi ! Il faut se faufiler, vite ! Le bus est déjà en train de contourner la station pour Jacmel ou Les Cayes. L'homme court. Le bus vient se placer derrière un autre déjà chargé et prêt à partir. L'homme traverse l'esplanade de cantines en plein air, plein gaz, séparées seulement par des bâches, des toiles cirées. Les odeurs de riz-pois, de viande et de maïs moulu sont vite submergées par celles des gaz, des ordures, de la chaleur écrasante à faire siester des fourmis. Ça y est, le bus arrêté déverse ses voyageurs sur un lit de boue et de bouteilles plastiques devenues plates. Les nouveaux partants leur font une haie d'honneur complètement fermée dans laquelle l'homme vient se masser. Le chauffeur est descendu, il négocie avec un Haïtien new-yorkais, venu voir sa famille et passer des vacances à Jacmel, une place dans la cabine. Enfin le dernier passager sort, l'associé du chauffeur s'installe sur la première marche, décidé à défendre sa forteresse pied à pied. C'est la ruée. On se bat pour approcher le cerbère qui distribue les tickets et fait payer à l'entrée, contrairement à un ancien usage. Le chauffeur s'est installé sur un banc, devant une petite table. Chérie, donne-moi pour trois dollars de maïs, avec beaucoup de viande et de sauce. L'homme parvient à dépasser de l'épaule une grosse femme qui tonne : "A moi ! Laissez-moi passer ! Les Haïtiens sont mal élevés ! " L'homme réussit à dégager son bras gauche et à agripper la porte ouverte en accordéon, devant la gueule d'un bègue. Un dernier effort, une dernière bourrade et le voilà grimpé sur la marche du salut. Le cerbère demande l'argent : 8 dollars. L'homme sort un billet de 20 dollars de sa poche. Derrière, ça chauffe. Voilà, il a son ticket, le cerbère lui fait signe d'occuper une place à l'avant, mais l'homme avise une place près de la fenêtre, à l'arrière. Le chauffeur sirote un jus de citron avec une paille dans un bocal qui a dû contenir jadis, pour son premier emploi, de la mayonnaise. Maintenant que de nouveaux passagers sont entrés, c'est l'assaut des marchands de pacotille, lampes électriques made in China, casquettes, mouchoirs, piles, mais surtout de boissons fraîches, Juna, Busta, Tampico, Solo, eau traitée, ou encore d'en-cas, de sucreries, pain, pâtés fourrés à la viande, papita, pommes droit venues de l'étranger, peu goûtues mais bien rouges. Le New-Yorkais achète un sachet d'eau. C'est la première fois qu'il revient depuis dix ans. Il est étrange que ça puisse être à la fois si différent et si pareil. Il observe la zone, portail Léogane. La station se loge comme elle peut à quelques mètres de l'avenue Dessalines, esplanade de terre et de boue au coude à coude entre la rue et la rivière d'ordures qui réussit un peu, quand les pluies sont fortes, à se jeter à la mer. Et tout ça fourmille, chacun cherche sa vie, dans tous les sens. A l'arrière, ça s'agite, la chaleur est effrayante. Il faut encore pourvoir trois places. En fait on ne les voit pas, mais il y a trois rangées, deux au fond et une tout à l'avant, qui n'ont que cinq personnes, et il en faut six. Le cerbère indique à un homme d'âge respectable la place de devant, au milieu de la rangée. Plusieurs passagers doivent se lever pour lui permettre d'arriver jusqu'à la première rangée. En chemin, son sac, qu'il tient levé pour passer, heurte la tête d'une jeune fille qui le repousse rudement :

- Oh ! oh ! vous ne pouvez pas faire attention !

Le bonhomme est presque au but, mais il doit rentrer entre une grosse dame et un homme jeune chargé de sacs, revenant de République Dominicaine. L'espace entre les banquettes est réduit et la fesse droite de la dame l'occupe entièrement. Le bonhomme réussit à glisser une jambe entre les deux, mais l'autre ne trouve pas de place. La dame dit :

- Il n'y a pas de place ici, vous voyez bien !

Le cerbère intervient :

- Madame, poussez-vous un peu, serrez-vous !

- Je suis déjà collée à ma voisine, je ne peux pas me serrer plus, il n'y a pas de place !

- Madame, c'est six personnes par rangée ! Monsieur, rentrez donc, asseyez-vous !

- Mais je ne peux pas, ma jambe est coincée, je ne peux pas mettre l'autre.

- Madame, poussez-vous ! intervient un autre passager, debout derrière le bonhomme et qui attend pour se rasseoir.

Quelques palabres encore, le ton monte, le cerbère est intraitable. Finalement, comme d'habitude et de bien entendu, le bonhomme est parvenu à s'asseoir, à moitié sur la banquette, à moitié dans le vide de l'allée, retenu par l'imposante voisine, les genoux serrés touchant la paroi devant lui. Les places de derrière sont bientôt occupées selon un rituel similaire. Le cerbère autorise de nouveaux passagers à se trouver une place imaginaire dans l'entrée. Il faudrait partir, il fait chaud. Tampico tampico busta busta ! Le chauffeur n'est toujours pas revenu. il finit tranquillement son assiette, discute avec un autre chauffeur fraîchement arrivé. Finalement il arrive. Chauffeur, allons-y ! Juna juna dlo dlo busta tampico busta ! Il cause avec son associé qui lui remet la recette, laisse aux marchands le temps de réaliser leurs dernières affaires. Pâté pâté dlo culligan busta ! Chauffeur, allez ! Démarrez ! Le moteur gronde et fume, le klaxon retentit. Il y a foule devant le bus, voyageurs, marchandes d'eau avec un seau rempli sur la tête (femmes chateaux-d'eau), aiguilleurs du vide. Busta busta busta ! Le bus s'ébranle à grands coups de klaxon. Les obstacles s'écartent au dernier moment. Busta busta busta ! Le bus coupe la route à un taxi qui pile, puis à une camionnette pourtant bien engagée. Busta busta busta ! Ça y est, il est engagé, c'est parti. Champagne !

Tiiiiiitttttttt ! Tiiiiiiiiiiiittttttttttttt ! A peine le carrefour franchi, une petite sonnerie stridente retentit dans la cabine. Il y a un problème derrière. Le chauffeur stoppe sa machine sur le côté. Une femme paraît à droite du New-Yorkais étrangement seul, monte sur la marche et tend la main vers le chauffeur :

- Chauffeur ! rends-moi mon argent ! On m'a fait monter, y’a pas de place. Je ne vais pas voyager debout ! Chauffeur ! rends-moi mon argent !

Le chauffeur hésite, fait sa mauvaise tête :

- Qu'est-ce que tu me chantes là ? Si c'est t'allonger que tu veux, faut louer une bagnole privée.

- Chauffeur, je ne vais pas discuter, rends-moi mon argent !

Les vendeurs font de nouveau le siège du bus. Busta tampico juna ! La femme s'échauffe :

- Chauffeur ! je vais faire du bruit ! Rends-moi mon argent, chauffeur !

Solo ! Solo ! Des badauds rient derrière elle :

- Chauffeur, rends-lui donc son argent !

- Ne faites pas de scandale dans la rue !

Dlo dlo culligan busta juna ! Elle n'entend pas les rires.

- Chauffeur ! je vais appeler à moi ! à moi ! Chauffeur ! rends-moi mon argent ! Chauffeur ! rends-moi mon argent ! Rends-moi mon argent !

Solo ! Derrière, des passagers s'impatientent :

- Chauffeur ! Dépêche-toi !

- Partons !

La femme :

Je vais crier, chauffeur ! Rends-moi mon argent ! Rends-moi mon argent ! Chauffeur ! rends-moi mon argent !

Finalement le chauffeur s'exécute, de mauvaise grâce. Busta busta tampico juna ! La femme descend, le bus repart, doucement. Un peu d'air, par les vitres entrouvertes, entre. Le chauffeur met une cassette de Sweet Vice, à volume honorable. Ça sature un peu par moments.


Chérie, je t'aime

Je ne peux pas vivre sans toi oh !

Pardonne-moi tout ce que je t'ai fait

C'est toi seule que j'aime oh !


Une ou deux voix (une ou deux ?) accompagnent le groupe. Un début d'ébullition. Des conversations s'engagent alors que le bus fait de même sur le Bicentenaire, notamment avec le frais revenant de République Dominicaine :

- On dit que là-bas ils traitent les Haïtiens comme des chiens !

- C'est pas vrai, ils m'ont bien traité et j'ai été payé.

- Peut-être, mais ils renvoient en Haïti des enfants d'Haïtiens nés là-bas. Il y en a qui parlent à peine créole. Où est la justice ?

Profitant d'un ralentissement, un jeune marchand de pain monte sur l'échelle, à l'arrière du bus. Il la tient de la main gauche et se penche au niveau de la dernière vitre. Pain ! Pain ! Deux jeunes femmes, juste à côté de lui, interrompent leur discussion. Pain ! Pain ! Le Dominicain cherche dans sa bourse :

- Envoie-moi un pain !

Le marchand n'a pas entendu à cause de la musique.


Chérie oh ! Si tu me quittes

Comment ferai-je pour vivre ?


D'autres passagers relaient la demande. Le marchand tend un pain. La première jeune femme le prend et le fait passer devant pour que de main en main…

- L'autre jour, au salon de beauté…

- Chez Mitou ?

- Non, chez Fifi.

- Fifi ? La fille de madame Ti Bwadous ?

- Non, la fille de madame Sonson.

- Celle qui habite à Culbuté ?

- Non, madame Sonson de Monchill, mais Fifi a son salon à Raquette.

Par le même processus, quoique inverse, qui a amené le pain à son acheteur, l'argent parvient au vendeur qui l'empoche mais campe sur ses positions. Pain ! Pain !


Baby I love you

Nous resterons toujours ensemble

Nous nous aimerons jusqu'à la mort.


- C'est vrai, mais ils ne sont pas tous mauvais. Il y en a avec qui je m'entendais très bien.

- En tout cas, ils sont paresseux, ils n'ont pas le courage d'affronter la vie. Y’a qu'à voir le nombre de putes dominicaines qui viennent en Haïti. Les Haïtiennes ne vont pas comme ça en Dominicanie.

- Ça, c'est vrai, admet le Dominicain. Les Haïtiens sont plus vaillants. Ils nous en veulent de les avoir envahis et occupés pendant plusieurs années.

Sur la route, juste devant, un autre bus peint à l'arrière d'un béret vert à lunettes noires, s'arrête brusquement. Le chauffeur pile. Le marchand de pain s'accroche in extremis. Pain ! Pain ! Une des jeunes femmes se décide enfin. Elle fouille dans son sac. Le jeune garçon attrape un peu de l'odeur de sa cliente et ne perd rien de son anatomie.

- Marchand de pain ! donne-moi la monnaie sur 5 dollars !

Le marchand rassemble quelques-uns de ses billets humides de sueur et les tend avec le pain à la jeune femme qui en retour envoie un billet de 25 gourdes. La conversation peut reprendre :

- Fifi était en train de coiffer une petite pute…

- Une pute du Purgatoire ?

- Non, elle est souvent au Yaquimo, c'est Ti Papa qui lui trouve des mecs. On était plusieurs à attendre. Y’avait aussi Annette, la cousine de Jean-Claude.

- Le fils de Chacha ?

- Oui, on essayait des vernis à ongles que Fifi venait de recevoir de Paris. Y’en avait un, ma petite, tu aurais dû voir ça, c'était le ciel avec toutes ses étoiles. J'ai dit : "C'est la cerise sur le gâteau !" Alors la pute m'a fixée du regard, et puis elle m'a demandé où j'avais pris cette expression. Je lui ai dit : "On m'a raconté que deux lesbiennes se sont retrouvées au tribunal parce qu'elles s'étaient battues. Celle qui avait commencé a expliqué qu'elle n'avait pas supporté de voir une autre fille draguer sa copine. Le juge leur a demandé quel plaisir elles trouvent là-dedans. La même a répondu que c'est un dessert, la cerise sur le gâteau !" Alors là, la pute m'a dit que c'était elle; la fille du tribunal.

Passé le quartier de Martissant, la route s'étroite. C'est le bouchon. Le marchand de pain descend. Retour de ses confrères. Commence l'interminable défilé d'épiceries, de salons de beauté, de dépôts, de tas d'ordures, de morgues, de boîtes-banques, de piétons et de petits vendeurs à la triée. Juna juna dlo dlo !

- Un autre exemple, les Dominicains ne supportent pas d'avoir faim. Il y en a un qui est entré dans un restaurant parce qu'il ne trouvait rien à manger depuis le matin. Il a bien mangé et après il a dit qu'on pouvait l'arrêter, ça lui était égal parce qu'il avait rempli son ventre.

- C'est normal que les Haïtiens supportent mieux la faim, intervient une femme au physique un peu sec, Haïti est un pays de misère. Ailleurs, ils ne sont pas habitués. On dit que c'est beau là-bas, qu'on cultive beaucoup.

- Oui, dit le Dominicain, les montagnes ne sont pas pelées comme ici, et puis les routes sont meilleures, et les rues sont propres.

- C'est pas comme ici, regardez-moi ça ! Les Haïtiens sont des chiens ! jappe la femme.

   La suite  (téléchargement gratuit) sur http://www.ilv-edition.com/librairie/avel.html

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