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"ADIEU SAUVAGES,ADIEU VOYAGES"! TRISTES TROPIQUES DE CLAUDE LEVI-STRAUSS (suite)

Par Regardeloigne

LIRE D'ABORD LE TEXTE PRECEDENT.

Au moment donc d'entreprendre la rédaction de Tristes tro­piques, Levi- Strauss prélève pareillement des morceaux de textes dans diverses « Strates » d'écrits accumulés au cours des années et combine ces différents fragments

. Le livre n'aplus rien rien du classique récit d’une vie, linéaire et chronologique. Comptant neuf parties, quarante chapitres, jouant à plaisir du « travelling mental », naviguant des plateaux brésiliens aux palais du Pendjab, sans négliger les années de formation ou les allusions à l'actualité du moment, Tristes tropiques est. Il passe aisément du souvenir per­sonnel à l'analyse sociologique et à la réflexion philosophique. il y intègre des essais littéraires déjà rédigés ou ébauchés(description d’un coucher de soleil « écrit en bateau » ou un projet de théatre,l’apothéose d’auguste) Non seulement il joue constamment avec les formes attendues du récit exotique — rares sont les titres de chapitre ou de partie qui ne soient ironiques ou ne contiennent une allusion ou un jeu de mots —, mais surtout, moins qu'un récit,l’œuvre de 1955 est une recomposition, une réorganisation de l'expérience passée à un moment qui, à bien des égards, constitue une période de transition pour son auteur

Parodiedu classique récit d’apprentissage, l’œuvre déconstruit plutôt ceui ci par l’usage ironique du hasard (le hasard objectif des surréalistes).Contre la vision linéaire et optimiste du progrès Levi Strauss opposera dans race et histoire une distribution hasardeuse des cartes et des possibles .

« L'humanité en progrès ne ressemble guère à un personnage gravissant un escalier, ajoutant par chacun de ses mouvements une marche nouvelle à toutes celles dont la conquête lui est acquise ; elle évoque plutôt le joueur dont la chance est répartie sur plusieurs dés et qui, chaque fois qu'il les jette, les voit s'éparpiller sur le tapis, amenant autant de comptes différents. Ce que l'on

gagne sur un, on est toujours exposé à le perdre sur l'autre, et c'est seulement de temps à autre que l'histoire est cumulative, c'est-à-dire que les comptes s'additionnent pour former une combinai­son favorable. »race et histoire


Ainsi la vie peut se jouer sur un simple coup de téléphone:
Un dimanche comme les autres, le téléphone sonne chez l’auteur. Le directeur de l’École normale supérieure, celestin bougle est à l’autre bout du fil et la proposition tombe : « Avez-vous toujours le désir de faire de l’ethnographie ? » Un poste de professeur en sociologie à l’Université de Sao Paulo n’attend plus que sa science. Les faubourgs de la mégalopole regorgent d’Indiens, paraît-il. Pourquoi ne pas leur rendre visite le week-end ? Lévi-Strauss doit donner sa réponse avant midi.. Lui-même nous narre la splendide carte postale qui va occuper son imaginaire  et provoquer son acceptation: les gerbes de palmiers sont bercées par une brise aux senteurs de cassolette. Le voici dans la peau d’un explorateur, à l’affût d’un bout de paysage, d’un mot insolite, d’une vision poétique

Ironie du hasard, ironie du destin :Bouglé n’était pas vraiment au fait de la situation du brésil et des indiens. Quelques jours plus tard, invité à la table de l’ambassadeur du Brésil à Paris, Levi Strauss apprendra de la bouche de ce dernier que tous les Indiens ont disparu depuis longtemps, massacrés par les colons portugais au xvie siècle. Vous allez, comme sociologue, découvrir au Brésil des choses passionnantes, mais les Indiens, n’y songez plus, vous n’en trouverez plus un seul… » En réalité, les Indiens dont il rêvait se trouvaient à trois mille kilomètres. Voici donc a quoi tient une vocation d’ethnologue !

Ce scepticisme ironique apparaît icicomme la trame même des sciences humaines : depuis que « la perte de confiance dans l’univers a fait prendre conscience de l’ironie de la condition humaine: l'aventure seraune « corvée », et la vie de l'ethnographe sur le terrain est d'abord faite d'ennui et de désagréments, sans rapport aucun avec l'information qu'on peut en espérer : elle n'a de prestige que pour celui qui ne l'a pas vécue.

« L'aventure n'a pas de place dans la profession d'ethno­graphe; elle en est seulement une servitude, elle pèse sur le travail efficace du poids des semaines ou des mois perdus en chemin; des heures oisives pendant que l'informateur se dérobe; de la faim, de la fatigue, parfois de la maladie; et toujours, de ces mille corvées qui rongent les jours en pure perte et réduisent la vie dangereuse au cœur de la forêt vierge à une imitation du service militaire... Qu'il faille tant d'efforts, et de vaines dépenses pour atteindre l'objet de nos études ne confère aucun prix à ce qu'il faudrait plutôt considérer comme l'aspect négatif de notre métier. Les vérités que nous allons chercher si loin n'ont de valeur que dépouillées de cette gan­gue. On peut, certes, consacrer six mois de voyage, de priva­tions et d'écœurante lassitude à la collecte (qui prendra quel­ques jours, parfois quelques heures) d'un mythe inédit, d'une règle de mariage nouvelle, d'une liste complète de noms cla-niques, mais cette scorie de la mémoire : « A 5 h 30 du matin, nous entrions en rade de Recife tandis que piaillaient les mouettes et qu'une flottille de marchands de fruits exotiques -un si pauvre souvenir mérite-t-il que je lève la plume pour le fixer. ? »

L’objectif est finalementdans le récit ethographique de passer de la « contemplation éblouie » à la « contemplation inquiète », pour faire émerger un texte qui rende compte d’une certaine angoisse relative aux enjeux de la modernité. Ainsi, les variations de ton du livre renvoient moins à un défi esthétique, qu’à une éthique que tout récit, qu’il soit litteraire ou scientifique se doit de respecter. Dans cette Perspective socratique, l’ironie est au service de l’éthique.

« Mais surtout, nous devons nous persuader que certains usages qui nous sont propres, considérés par un observateur relevant d'une société différente, lui apparaîtraient de même nature que cette anthropophagie qui nous semble étrangère à la notion de civilisation. Je pense à nos coutumes judiciaires et pénitentiaires. A les étudier du dehors, on serait tenté d'op­poser deux types de sociétés : celles qui pratiquent l'anthro­pophagie, c'est-à-dire qui voient dans l'absorption de certains individus détenteurs de forces redoutables le seul moyen de neutraliser celles-ci, et même de les mettre à profit; et celles qui, comme la nôtre, adoptent ce qu'on pourrait appeler l’anthropémie (du grec émein, vomir); placées devant le même problème, elles ont choisi la solution inverse, consistant à expulser ces êtres redoutables hors du corps social en les tenant temporairement ou définitivement isolés, sans contact avec l'humanité, dans des établissements destinés à cet usage. A la plupart des sociétés que nous appelons primitives, cette coutume inspirerait une horreur profonde; elle nous marque­rait à leurs yeux de la même barbarie que nous serions tentés de leur imputer en raison de leurs coutumes symétriques. »

Pessimisme foncier? Scepticisme glacé ? la méditation éthique de l’auteur s’adressaitd’abord à nos illusions: l’illusion d’un progrès linéaire et finalisé mais celle,inverse et de secours, qui s’évade dans les mirages exotiques. A ces illusions il opposait une vision d’une histoire « thermodynamique » régie par le principe d’entropie . La fécondité symbolique de cette notion et la fréquence de son emploi allégorique (qu'on retrouve en particulier chez Segalen) viennent de ce qu'elle tient ensemble l'idée d'homogénéisation et celle de déperdition. Lévi-Strauss en retient que tout échange d'information écrase la différenceet a pour revers une perte d'énergie ; c'est aussi à cet égard que l'écriture comme tout progrès technique est une « arme à double tranchant ».

Ainsi, si les tropiques sont tristes, ce n'est pas uni­quement que les cultures y dépérissent, c'est d’abord parce qu’ils sont l’image d'un monde au sein duquel sont enfermés des échanges toujours plus nombreux qui le nivellent et l'égalisent(par le bas !),

« Le monde a commencé sans l'homme et il s'achèvera sans lui.

Les institutions, les mœurs et les coutumes, que j'aurai passé ma vie à inventorier et à comprendre, sont une efflorescence passagère d'une création par rapport à laquelle elles ne possèdent aucun sens, sinon peut-être celui de permettre à l'humanité d'y jouer son rôle. Loin que ce rôle lui marque une place indépendante et que l'effort de l'homme — même condamné — soit de s'opposer vainement à une déchéance universelle, il apparaît lui-même comme une machine, peut-être plus perfectionnée que les autres, travaillant à la désa­grégation d'un ordre originel et précipitant une matière puis­samment organisée vers une inertie toujours plus grande et qui sera un jour définitive. Depuis qu'il a commencé à respirer et à se nourrir jusqu'à l'invention des engins atomiques et thermonucléaires, en passant par la découverte du feu — et sauf quand il se reproduit lui-même —, l'homme n'a rien fait d'autre qu'allègrement dissocier des milliards de structures pour les réduire à un état où elles ne sont plus susceptibles d'intégration. Sans doute a-t-il construit des villes et cultivé des champs; mais, quand on y songe, ces objets sont eux-mêmes des machines destinées à produire de l'inertie à un rythme et dans une proportion infiniment plus élevés que la quantité d'organisation qu'ils impliquent. Quant aux créations de l'esprit humain, leur sens n'existe que par rapport à lui, et elles se confondront au désordre dès qu'il aura disparu. Si bien que la civilisation, prise dans son ensemble, peut être décrite comme un mécanisme prodigieusement complexe où nous serions tentés de voir la chance qu'a notre univers de survivre, si sa fonction n'était de fabriquer ce que les physi­ciens appellent entropie, c'est-à-dire de l'inertie. »TRISTES TROPIQUES

Illusion de ce faitque les tentatives de restauration d’un humanisme moral par saint- exupery (succès de terre des hommes) par Sartre ou par l’ethnographie d’un Griaule pour qui le denier héros est justement l’ethologue. Pour levi-strauss la société se joue à elle –même de telles comédies : «

processus d'automystification du groupe », qui vise à perpétuer l'illusion d'un face-à-face entre le moi et un monde qu'il s'approprie. La dissolution finale du sujet, qui, seize ans plus tard, fermera le cycle des Mythologiques et conclut déjà Tristes tropiques, dément cette fiction d'une identité acquise par l'inté­gration d'expériences successives, accomplissement d'un moi à la fois révélé et achevé par un élargissement progressif de l'expérience. La liberté n'est « ni une invention juridique ni un trésor philosophique » ni une conquête héroïque, mais l’humble résultante d'«une relation objective entre l'individu et l'espace qu'il occupe. ». Dans la quatrième partie de Tristes tropiques, la terre des hommes, la terre pour les hommes deviendra La Terre et les Hommesréflexion sur les rapports qu'il entretient à l'espace à l'opposé du mirage d'un homme « maître et possesseur de la nature ». S'y redessine a contrario cet idéal de « bonne distance » que Lévi-Strauss retrouvera plus tard dans l'œuvre de Rousseau et qui occupe tant de mythes américains, en particulier à travers la question de l'alliance, tou­jours sommée de se réaliser « ni trop près, ni trop loin ». Lorsque Lévi-Strauss parle de l'évolution de l'humanisme, il distingue trois étapes : l'huma­nisme du début de la Renaissance, limité au bassin médi­terranéen ; l'humanisme des Lumières et du XIXe siècle ; enfin l'humanisme ouvert par l'ethnologie. Le monde s'est élargi à proportion ; plus le monde se parcourt, plus s'étend l'humanisme, plus il devient universel. Mais le dernier humanisme demeure à penser : sa nature n'est n’est pasde fonder une identité universelle réductrice, selon le modèle occidental mondialisé ; elle consisteraitplutôt à préserver en comparant, selon une distance parfaite qui permettrait à chacun de vivre en coexistant avec l'autre.

« L’ethnologie, dont on peut se demander si elle est d’abord une science ou un art (ou bien, peut-être, tous les deux) plonge ses racines en partie dans une époque ancienne et en partie dans une autre, récente. Quand les hommes de la fin du Moyen-âge et de la Renaissance ont redécouvert l’antiquité gréco-romaine et quand les jésuites ont fait du grec et du latin la base de leur enseignement, ne pratiquaient-ils pas une première forme d’ethnologie ? On reconnaissait qu’aucune civilisation ne peut se penser elle-même si elle ne dispose pas de quelques autres pour servir de terme de comparaison. La Renaissance trouva dans la littérature ancienne le moyen de mettre sa propre culture en perspective, en confrontant les conceptions contemporaines à celles d’autres temps et d’autres lieux.

La seule différence entre culture classique et culture ethnographique tient aux dimensions du monde connu à leurs époques respectives. Au début de la Renaissance, l’univers humain est circonscrit par les limites du bassin méditerranéen. Le reste, on ne fait qu’en soupçonner l’existence.Mais on sait déjà qu’aucune fraction de l’humanité ne peut aspirer à se comprendre, sinon par référence à toutes les autres. [...] » [...] Mais si l’homme possède d’abord des droits au titre d’être vivant, il en résulte que ces droits, reconnus à l’humanité en tant qu’espèce, rencontrent leurs limites naturelles dans les droits des autres espèces. Les droits de l’humanité cessent au moment où leur exercice met en péril l’existence d’autres espèces. » Le 13 mai 2005,Claude Lévi-Strauss reçoit à Paris le XVIIe Prix international Catalunya. La cérémonie a eu lieu à l'Académie française. Claude Levi Strauss a 96 a

Le nouvel « humanisme », à la fois « global et concret », (problématique toute contemporaine) pour lequel, Lévi-Strauss plaidera dès les années 1950, ne sera plus fondé sur cette fiction d'une dignité exclusive de la nature humaine. Un double mouvement d'inclusion permet de le définir ; il s'agit d'abord de réintégrer les populations les plus « primitives » et les plus dédaignées dans une humanité élargie à l'ensemble de ses manifestations — c'était déjà le projet de Montaigne, oublié par les Lumières qui ne sauront penser les sociétés autres que comme plus anciennes —, puis d'appliquer à nous-mêmes la leçon d'humilité que nous enseignent les « sauvages », à savoir l'inclusion ultime de la culture dans la nature.

Jamais Rousseau n'a commis l'erreur de Diderot qui consiste à idéaliser l'homme naturel. Il ne risque pas de mêler l'état de nature et l'état de société; il sait que ce dernier est inhérent à l'homme, mais il entraîne des maux : la seule question est de savoir si ces maux sont eux-mêmes inhérents à l'état. Derrière les abus et les crimes, on recherchera donc la base inébranlable de la société humaine.

   
 

A cette quête, la comparaison ethnographique contribue de deux manières. Elle montre que cette base ne saurait être trouvée dans notre civilisation : de toutes les sociétés obser­vées, c'est sans doute celle qui s'en éloigne le plus. D'autre part, en dégageant les caractères communs à la majorité des sociétés humaines, elle aide à constituer un type qu'aucune ne reproduit fidèlement, mais qui précise la direction où l'in­vestigation doit s'orienter. Rousseau pensait que le genre de vie que nous appelons aujourd'hui néolithique en offre l'image

L'étude de ces sauvages apporte autre chose que la révéla­tion d'un état de nature utopique, ou la découverte de la société parfaite au cœur des forêts; elle nous aide à bâtir un modèle théorique de la société humaine, qui ne correspond à aucune réalité observable, mais à l'aide duquel nous parviendrons à démêler « ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans la nature actuelle de l'homme et à bien connaître un état qui n'existe plus, qui peut-être n'a point existé, qui probablement n'existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d'avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent ». J'ai déjà cité cette formule pour dégager le sens de mon enquête chez les Nambikwara; car la pensée de Rousseau, toujours en avance sur son temps, ne dissocie pas la sociologie théorique de l'en­quête au laboratoire ou sur le terrain, dont il a compris le besoin. L'homme naturel n'est ni antérieur, ni extérieur à la société. Il nous appartient de retrouver sa forme, immanente à l'état social hors duquel la condition humaine est inconce­vable; donc, de tracer le programme des expériences qui « seraient nécessaires pour parvenir à connaître l'homme natu­rel » et de déterminer « les moyens de faire ces expériences au sein de la société »..tristes tropiques .le retour.

Levi-Strauss fait de l’identification (et non de l’identité)«le vrai principe des sciences humaines et le seul fondement possible de la morale » — identification non pas seulement avec les autres hommes, mais « avec tout ce qui vit et donc souffre » —, seul Rousseau aura pressenti, contre son siècle et contre la Renaissance elle-même, les principes viciés « d'un humanisme corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l'amour-propre(privilège de soi au dépens de l’autre) son principe et sa notion . Comme Rousseau, ,l’anthropologue en appelle à un humanisme généralisé qui constitue le dépassement des précédents.

« Quant à moi, j'étais allé jus­qu'au bout du monde à la recherche de ce que Rousseau appelle « les progrès presque insensibles des commence­ments ». Derrière le voile des lois trop savantes des Caduveo et des Bororo, j'avais poursuivi ma quête d'un état qui — dit encore Rousseau — « n'existe plus, qui n'a peut-être point existé, qui probablement n'existera jamais et dont il est pour­tant nécessaire d'avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent ». Plus heureux que lui, je croyais l'avoir découvert dans une société agonisante, mais dont il était inu­tile de me demander si elle représentait ou non un vestige : traditionnelle ou dégénérée, elle me mettait tout de même en présence d'une des formes d'organisation sociale et politique les plus pauvres qu'il soit possible de concevoir. Je n'avais pas besoin de m'adresser à l'histoire particulière qui l'avait maintenue dans cette condition élémentaire ou qui, plus vrai­semblablement, l'y avait ramenée. Il suffisait de considérer l'expérience sociologique qui se déroulait sous mes yeux.

Mais c'était elle qui se dérobait. J'avais cherché une société réduite à sa plus simple expression. Celle des Nambikwara l'était au point que j'y trouvai seulement des hommes. tristes tropiques nambikwara.

« L'âge d'or qu'une aveugle superstition avait placé derrière [ou devant] nous, est en nous. » La fraternité humaine ac­quiert un sens concret en nous présentant, dans la plus pauvre tribu, notre image confirmée et une expérience dont, jointe à tant d'autres, nous pouvons assimiler les leçons. Nous retrou­verons même à celles-ci une fraîcheur ancienne. Car, sachant que depuis des millénaires l'homme n'est parvenu qu'à se répéter, nous accéderons à cette noblesse de la pensée qui consiste, par delà toutes les redites, à donner pour point de départ à nos réflexions la grandeur indéfinissable des commen­cements. Puisque être homme signifie, pour chacun de nous, appartenir à une classe, à une société, à un pays, à un conti­nent et à une civilisation; et que pour nous, Européens et terriens, l'aventure au cœur du Nouveau Monde signifie d'abord qu'il ne fut pas le nôtre, et que nous portons le crime de sa destruction; et ensuite, qu'il n'y en aura plus d'autre : ramenés à nous-mêmes par cette confrontation, sachons au moins l'exprimer dans ses termes premiers — en un lieu, et nous rapportant à un temps où notre monde a perdu la chance qui lui était offerte de choisir entre ses missions……

Pourtant, j'existe. Non point, certes, comme individu; car que suis-je sous ce rapport, sinon l'enjeu à chaque instant remis en cause de la lutte entre une autre société, formée de quelques milliards de cellules nerveuses abritées sous la termi­tière du crâne, et mon corps, qui lui sert de robot? Ni la psychologie, ni la métaphysique, ni l'art ne peuvent me servir de refuge, mythes désormais passibles, aussi par l'intérieur, d'une sociologie d'un nouveau genre qui naîtra un jour et ne leur sera pas plus bienveillante que l'autre. Le moi n'est pas seulement haïssable : il n'a pas de place entre un nous et un rien.Et si c'est pour ce nous que finalement j'opte, bien qu'il se réduise à une apparence, c'est qu'à moins de me détruire — acte qui supprimerait les conditions de l'option — je n'ai qu'un choix possible entre cette apparence et rien. Or, il suffit que je choisisse pour que, par ce choix même, j'assume sans réserve ma condition d'homme : me libérant par là d'un orgueil intellectuel dont je mesure la vanité à celle de son objet, j'accepte aussi de subordonner ses prétentions aux exi­gences objectives de l'affranchissement d'une multitude à qui les moyens d'un tel choix sont toujours déniés.

Pas plus que l'individu n'est seul dans le groupe et que chaque société n'est seule parmi les autres, l'homme n'est seul dans l'univers. Lorsque l'arc-en-ciel des cultures humaines aura fini de s'abîmer dans le vide creusé par notre fureur; tant que nous serons là et qu'il existera un monde — cette arche ténue qui nous relie à l'inaccessible demeurera, montrant la voie inverse de celle de notre esclavage et dont, à défaut de la parcourir, la contemplation procure à l'homme l'unique faveur qu'il sache mériter : suspendre la marche, retenir l'im­pulsion qui l'astreint à obturer l'une après l'autre les fissures ouvertes au mur de la nécessité et à parachever son œuvre en même temps qu'il clôt sa prison; cette faveur que toute société convoite, quels que soient ses croyances, son régime politique et son niveau de civilisation; où elle place son loisir, son plaisir, son repos et sa liberté; chance, vitale pour la vie, de se déprendre et qui consiste — adieu sauvages! adieu voyages! — pendant les brefs intervalles où notre espèce supporte d'interrompre son labeur de ruche, à saisir l'essence de ce qu'elle fut et continue d'être, en deçà de la pensée et au delà de la société : dans la contemplation d'un minéral plus beau que toutes nos œuvres; dans le parfum, plus savant que nos livres, respiré au creux d'un lis; ou dans le clin d'œil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque, qu'une entente involontaire permet parfois d'échanger avec un chat. »

12 octobre 1954 - 5 mai 1955.tristes tropiques.


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