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Anthologie permanente : Claude Esteban

Par Florence Trocmé

Voyage d'hiver
Ô mon amour, parmi les herbes qui blanchissent
Je te cherche, tu n'es plus
là,
et cet hiver que tu voulais
grandit seul maintenant sur les marges de ma mémoire.
Il a neigé, sais-tu.
La montagne qui portait ton nom
lance vers le soleil sa haute masse triomphante.
Il a neigé. Le givre
envahit les chemins. C'est à nouveau
dans le sol dur
le même assoupissement des coquilles.
Je te cherche, j’ai
tout laissé.
La maison est aveugle malgré les lampes.
Froide aussi,
malgré tous le feux, secrètement
blessée par ton absence.
qui d'autre
marcherait que moi ? Il est tard
dans le temps.
Un homme se soucie de ce qu'il aime
et ce qu'il aime
le maintient plus haut que lui.
Il est tard, maintenant,
pour dire tout, pour le sauver peut-être.
Je marche, j'ai
marché.
Dis-moi que ce voyage est beau,
toi, mon amour, parmi les herbes qui blanchissent.
Il a neigé, sais-tu,
sur tous les mots que je gardais pour toi.
Sur tous les mots, c'est une couche de silence
ou de détresse.
C'est la peur si petite
avec ses doigts. Je la connais depuis toujours
et chaque fois
elle étouffe mon cœur
quand tu t'éloignes.
Les mots qui restent sont des mots
d'effroi. Ô mon amour,
réchauffe-moi parmi ces mots qui tremblent.
Il a neigé, sais-tu,
sur les arbres qui nous cachaient.
tu voulais que je t'embrasse, là, sous les branches.
tu voulais cette houle qui montait
toujours plus fort, jusqu'à l'ultime voûte
de ton ventre.
C'était l'automne encore
et tu riais
de tous ces fruits que nous allions cueillir ensemble.
Ô le jardin, nos chairs
si chèrement unies,
ô la sève soudaine et bienfaisante !
Puis cet enfant qui surgirait de nous,
plus neuf que nous,
dans la lumière franche.
C'est la nuit, maintenant,
sur tous les arbres du jardin. Les branches
cassent.
C'est la nuit pour toujours, puisque
je marche seul
dans ce jardin, et que la nuit
m'enferme dans sa glace.
Ô mon amour, mon amie
de si loin
retrouve-moi parmi les jours qui se ressemblent.
Il a neigé, sais-tu. Les dieux
sont morts. Ceux qui portaient
le ciel, ceux qui frappaient aussi
avec la foudre et les paroles vengeresses.
Les dieux sont morts, c'est vrai,
plus morts que nous,
mais les blessures continuent, les cris
renaissent,
et sur les membres du voleur de feu
ce sont les mêmes chaînes qui meurtrissent.
Moi, dont le lot est de ne pas mourir,
la seule issue pourtant
mais il n'est point de terme à mon supplice

Claude Esteban, Le nom et la demeure, Flammarion 1985, p. 227.


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