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Broutille

Publié le 19 novembre 2009 par Menear
L'entretien de lundi 14h30 reporté ce matin 10h, commencé 10h15 peut-être, « j'ai horreur de prendre mes rendez-vous en retard mais », arrivé rue P., Paris 17e, une demi-heure plus tôt, je lui ai serré la main, il m'a serré la main, m'a présenté à quelqu'un dont le nom lui est tombé des lèvres et s'est perdu en route, « notre directeur financier », nous a fait asseoir, je me suis assis, regard au sol trainé, ses mains sentaient fort le gel antibactérien parfum pomme poire et donc les miennes aussi. « Je reprends rapidement votre CV et... », on connaît la suite.
Correction : j'ai sonné à l'interphone (initiales de l'entreprise PDG, troisième étage gauche) à 9h50 au moins, peut-être 9h47, une voix m'a dit « on descend », la porte déverrouillée, m'a emmené à l'écart, trois numéros plus loin dans la rue P. sur la droite, de là cinéma fermé, ouvert quand même, une salle obscure allumée rouge, « merci de patienter une minute, je vais chercher mon collègue et... », est reparti, m'a laissé dans cette grande salle vide. Appareil sorti entre deux yeux cachés : photo, photo, photo. Au fond, lettres détachées sous l'écran derrière le rideau : Défense de fumer. Il est revenu 10h15, 14 peut-être « j'ai horreur de », etc.
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« On ne peut pas recevoir au bureau, la salle de réunion est occupée », j'ai dit bien sûr, mais ne suis pas dupe, s'agit là d'une fiction orale, le bureau n'étant sans doute pas assez présentable pour y accueillir un entretien, j'apprends au fil des mois à parler cette langue. Plus tard m'explique que ce cinéma dans lequel nous nous trouvons, allée déserte entre nos deux sièges rouges, face à face de trois quarts, directeur financier derrière, appartient à l'actionnaire majoritaire de PDG, lequel « possède le quartier ». Crâne secoué, acquiescement bête. « C'est plus pratique comme ça ».
Pas une fois son regard dans le mien, toujours en travers ou à côté, mais des croquis sur le papier, bien expliquer l'organigramme de l'entreprise et l'imbrication des sociétés les unes dans les autres. « Comment voyez-vous votre rôle dans l'entreprise ? » J'aimerais répondre que ma tâche préférée est celle « d'assister » : j'assiste particulièrement bien tout ce qui nécessite mon assistance, mais maquille ma réponse qui se détache dans des mots aléatoires : à force de répétition ces mêmes mots s'épuisent : répétez après-moi : assister, assister, assister, assister... Un pauvre imbécile secrétaire, je résume. Je suis, fidèle, le manuel du parfait postulant. Je suis souriant. Je suis disponible. Je suis motivé. Je travaille en équipe. Je mens sans sourciller.
On me décrit le poste mis en jeu et je m'y retrouve. Je me suis toujours senti à ma place dans la non-importance, mieux encore dans le vide d'entre deux chaises ou bureaux. « Ne pas croire qu'il n'y a pas possibilité de progresser dans l'entreprise, au contraire », mais ça ne m'irait pas. Je préfère le temporaire, l'indéterminé me rassure et le kleenex me va comme un gant.
Il traverse ses croquis, tourne les pages, tourne les yeux entre les sièges de l'allée voisine et l'écran. Je ne comprends pas réellement de quoi il parle, mains agitées pomme poire autour de lui, mais fasciné par sa propre passion pour du vide, ou ce que je crois être du vide, je l'écoute. Croquis, flèches, schémas. Slogans, modèles, business. Ces choses là je n'y suis pas. « C'est excitant de faire partie d'une équipe qui démarre, tout reste à inventer ». Absolument. Lui au moins est passionné par quelque chose qui ne se défait pas une fois tournée la tête : je l'envie, aimerais qu'un contact entre nous intervertisse nos personnalités et nos yeux : attendre que ce contact tombe sans pour autant y croire.
« Je crois que nous avons fait le tour. » On a fait le tour. « Nous vous tiendrons au courant. » J'attends votre appel. Poignée de mains pomme poire. « Avez-vous d'autres questions ? » Silence. Je n'ai simplement pas compris, au juste, quel genre de produits vend PDG et quel est, réellement, son utilité, mais broutille.

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