Que la langue des poètes protège encore un
temps le rouge-gorge.
(Le Vent chaule..., p. 159)
Comment
restituer quelque chose du temps, non pas le temps perdu mais tout ce qui se
passe et tout ce qui s'est passé, quelque chose de l'histoire de la personne
mais dans l'histoire commune, quand on sait que le temps est compté ? Peut-être
par le mouvement des mots, par un flux qui ne s'apaise pas, une bousculade qui
n'a pas pour premier souci le "bien dire" (sujet-verbe-complément)
pratiqué pour être entendu.
Le motif du temps est un des fils à suivre pour se retrouver dans ce livre et
dans les précédents de Caroline Sagot Duvauroux ; on pourrait écrire : dans LE
livre de C. S. D., si l'on considère que chaque nouvel ouvrage se greffe sur
ceux déjà publiés, continuant et renouvelant la matière. La seule citation
référencée exprime avec force la difficulté à s'assurer une stabilité : « Nous sommes vêtus de débris, nourris de
débris, assis sur des débris », ainsi commentée par C. S. D. : « sûr, mais les scories nous tiennent aux
parois, les œuvres sont les scories du lisse qui nous hissent ». On
reprend les Rêveries de Senancour un
peu avant ce fragment pour lire « Nous ne
faisons qu'apparaître dans un monde soumis comme nous au pouvoir du temps
».
Comment organiser les scories pour que quelque chose demeure, ne pas se
résigner à voir tout s'effacer ? Car l'effacement guette, comme le marque une
des pages du livre ; le texte
ici
ciel
bas
j'imagine
qu'il neige toi
sur
le seuil où
où
j'attends
j'imagine
est répété imprimé dans une encre plus pâle, et à nouveau mais ne reste que la
lettre "e", lettre "e" dont il est question ailleurs dans Le Vent chaule ; mais on retient la
disparition des mots, recouverts par la neige — le temps.
Comment organiser les "scories", le matériau de la langue ? Sans
doute comme l'a écrit Beckett (bien présent dans le livre), « il faut continuer, je ne peux pas continuer,
il faut continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots, tant qu'il y
en a ». Injonction suivie par Caroline Sagot Duvauroux, mais en refusant ce
que l'on reconnaît comme genres. Ou plutôt en les intégrant tous mais sans les
hiérarchiser, passant d'un embryon de récit à un fragment théâtral, d'un
commentaire sur les faits politiques au bleu des tableaux d'Antonello de
Messine, de l'histoire contemporaine à des allusions ("le père Butadès") au mythe grec de
la naissance de la poterie, tel que l'a rapporté Pline dans son Histoire naturelle, du contenu d'un
journal intime au dialogue de deux amants («M'aimeras-tu
toujours » — on ne quitte pas l'obsession du temps...), de la tragédie
grecque avec Œnone et Phèdre à la présentation de chaque comédien d'une troupe
d'acteurs, du gué du Yabboq à la mort de la grand-mère ; etc. Caroline Sagot
Duvauroux est aussi peintre et des bribes du travail d'un peintre sont
dispersés dans le livre. Non pas suites sans principe de construction, mais
entrelacement complexe de tout ce qui construit les jours, de tout le passé
appelé par quelques figures.
Les formes même des genres, par quoi le lecteur les identifie, sont mêlées.
Ainsi, aux paragraphes peuvent succèder une présentation qui appelle la lecture
à voix haute, un jeu avec la typographie qui introduitdes corps de dimensions différentes, puis un
découpage avec retour à la ligne qui marque classiquement le genre
"poésie", puis un changement de l'impression qui transforme le format
du livre et modifie la lecture ; etc., jusqu'à l'alternance de "vers"
très courts et d'assemblages de "vers" séparés par des signes
typographiques inhabituels (impossibles à reproduire ici et qui sont remplacés par des slashs, qui leur donnent une présence vive :
« on est attiré
on peut faire à l'infini entre
les choses et les mots / on est l'usine d'assemblage / tout a une place / exacte / on déplace des choses / et de
l'exactitude /
on dit des mots »
Fragment qu'on pourrait lire comme un "mode d'emploi". On dit des
mots de toutes sortes, on construit les assemblages les plus divers qui
empruntent aux vocabulaires techniques — marine (faseiller), sylviculture (brogne,
houppier), maçonnerie (ope, moie),
céramique (barbotine), médecine (bézoard), chirurgie (érigne), religion (nénie), typographie, peinture, etc. —, ou à l'hébreu (chemà), et qui font se croiser un
lexique archaïque (arantelle, fruition)
et une langue socialement marquée, par son lexique (chichon, bite, se faire serrer) comme par sa syntaxe et son rythme
: "Elle me prend pour un cas sociaux.
Ben réponds ! Ma robe elle est vieille que la sienne elle est à rayures c'est
pour humilier." S'introduisent de minuscules dessins, lignes et
oiseaux comme on en connaît dans la gravure rupestre, des graphies qui jouent
comme des didascalies pour la lecture, comme VVVAILLE, ou qui éliminent le e finaldes mots dans un fragment. S'ajoutent des créations lexicales, comme oxymorone, d'autres pour le jeu de mots
: Je goise à Gois, où l'on imagine
que goise [de gosier] prend le sens disparu de dégoiser, "chanter".
Il faut ajouter les multiples allusions littéraires, fragments de citations ou
de titres, mots propres à tel poète comme "fouffes", ici dans "fouffes
du rire",qui oriente vers les
"Plaques de fouffes douloureuses"
de Rimbaud ("Mes petites amoureuses"),
ou reprise jubilatoire des premiers vers de L'Enfer
de Dante dans la traduction de Jacqueline Risset, après un simulacre de
dialogue :
)ok maintenant on fait quoi ?
on fait contemporain on n'y peut rien
oh
non !
encore le vent les
assassins ?
encore le viel
enfer...
Mais quelle que soit l'accumulation, il y a toujours un reste, « ce qui reste à la fin qu'on n'aura pas dit ».
Mais le lecteur est emporté, tentant, lui aussi, d'affronter la dispersion, le
chaos, pour par exemple composer au fil des pages l'histoire d'un oiseau mort,
merle ou mésange.
ll ne s'agit pas de "faire moderne", mais de « S'attacher à la soif non au goût. Tenter
tenter ». Le bouillonnement n'est difficile à accepter par le lecteur
que s'il veut à tout prix retrouver un ordre du récit — parce qu’il s'aveugle
sur l'ordre des choses. « L'irrécupérable
est aussi le boulot de la poésie», écrit Caroline Sagot Duvauroux, qui
développe ainsi le propos :
« Je peux tirer quelques phrases heureuses, quelques trouvailles, les
recueillir.
Mais la lame de fond ! qui
démantèle tout ce qui se présente avant même que le
corps se dépouille de
l'annonce, corps du récit, corps du pamphlet, corps du
poème, corps, corps, corps,
jusqu'au corps du Christ ! Mais la lame de fond,
l'étrange broussaille de
sensations, analogies, qui afflue Devant. D'où la pensée
lèvera peut-être, non
préalable. Le minotaure invisible, le déferlement souterrain
des apories qui fend les
jarrets du grand récit, la lame de fond, si je ne sais la
dire je ne peux la dédire. Et
je ne sais la dire, alors je laisse flotter au bord du
néant des friches de langues
ou d'histoires qui s'entêtent comme du chiendent ».
Contribution de Tristan Hordé
Caroline Sagot Duvauroux, Le Vent chaule,
suivi de L'Herbe écrit, José Corti,
2009, 17 €.