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Philosophie de la faute et de l'histoire - Patricio Pron - El comienzo de la primavera (Mondadori - 2009) par François Monti

Publié le 19 novembre 2009 par Fric Frac Club
Philosophie de la faute et de l'histoire - Patricio Pron - El comienzo de la primavera (Mondadori - 2009) par François Monti Le parcours d'un lecteur est parfois dirigé par une main invisible qui organise ses choix et l'oriente vers un itinéraire où il est difficile de discriminer coïncidence et planification. En 2008, j'avais ainsi lu, tout à fait par hasard, cinq ou six romans réservant une place importante au désert du Sonora en l'espace de deux mois. On remet le couvert en ce mois d'octobre : en quelques semaines, je me suis perdu dans Le dossier Robert, de Karsten Dümmel, livre traversé par le thème de la mémoire et de l'impossibilité de raconter clairement la dictature, peu après avoir passé quelques heures dans un bref roman mexicain à l'ambiance mitteleuropéenne sinistre, quelques jours avant la nobelisation d'une Allemande de Roumanie travaillée par la mémoire de l'oppression. Hier, enfin, je terminais El comienzo de la primavera de l'Argentin Patricio Pron, qui se déroule en Allemagne et s'occupe de l'importante question de comment dire, écrire, raconter l'histoire, particulièrement dans ses recoins les plus cruels. Philosophie de la faute et de l'histoire - Patricio Pron - El comienzo de la primavera (Mondadori - 2009) par François Monti
Martínez est un étudiant argentin qui travaille à sa thèse sur la philosophie allemande. Ce faisant, il découvre Hollenbach qui lui semble être le meilleur philosophe allemand de l'après-guerre, le troisième côté du triangle commencé par Wittgenstein et Heidegger, dont il avait été disciple. Seuls deux de ses livres sont disponibles en espagnol. Obnubilé par ce qu'il découvre, il décide d'apprendre l'allemand pour lire le reste de l'œuvre et, ensuite, la traduire. Mais sa prise de contact épistolaire avec Hollenbach ne se passe bien : il refuse de répondre à ses questions, ne veut pas donner son autorisation à une traduction et lui pose, à son tour, une question : pourquoi voulez-vous vous lancer dans cette entreprise ? Loin de le refroidir, cette attitude ne fait que renforcer l'obsession de Martínez qui décide de s'envoler pour l'Europe afin de rencontrer le professeur Hollenbach et de devenir son étudiant.

El comienzo de la primavera
est, si on veut, un thriller intellectuel : Hollenbach figure élusive poursuivie par un Martínez à la recherche d'une vérité inconnue. Dans l'Allemagne à laquelle il s'affronte, tout le monde ment, tout le monde travaille pour lui cacher Hollenbach. Une quête philosophique devenue haletante, voilà une des réussites de Pron. Dans la création du suspense, sa structure joue un rôle essentiel. Les passages où le narrateur omniscient raconte les démarches du jeune argentin sont suivis par d'autres passages à la première personne, en forme de témoignages, le plus souvent sur des évènements de l'époque nazie. Cette alternance de scènes toujours suspendues, qui promettent chaque fois une résolution de l'énigme dans la scène suivante (elle n'arrive pas, la résolution) maintient le lecteur intéressé, autant qu'il reflète son incapacité à saisir la vérité. Tout comme Dümmel, Pron utilise le fragment pour parler d'histoire, de mémoire et de dictature. Au bout du compte, la poursuite est presque le Macguffin, elle fait avancer la narration, pourtant les questions qui se posent ne sont pas vraiment « va-t-il trouver le philosophe ? » ou « où et pourquoi se cache-t-il ? » mais bien « qui est Hollenbach ? » et « pourquoi Martínez le cherche-t-il avec tant de vigueur ? ». Aucune réponse n'est donnée clairement : c'est un roman ouvert jusqu'à la fin. On peut tout de même trouver quelques éléments qui montrent le chemin.
Qui est ou que représente Hollenbach ? Le principe qui dirige sa philosophie est celui de la discontinuité. Dans l'introduction à sa traduction anglaise de La mort à Rome, grand livre de Wolfgang Koeppen, Michael Hofmann utilise exactement le même mot – discontinuité – pour expliquer la littérature allemande des années '50 : alors qu'on aurait pu s'attendre à un retour à la situation d'avant 1933, il y eut une véritable rupture. Les chefs-d'œuvre des années '20 et '30 durent parfois attendre les années '60 ou '70 pour être réimprimés et Koeppen, qui avait été contraint à rester en Allemagne pendant la guerre était quelque peu ostracisé : il fallait avoir un alibi en béton (Mann, Brecht) ou être un nouvel écrivain (gruppe 47). Cette tendance n'était qu'exacerbé par le contenu de ses livres : politiquement lié aux années '30, stylistiquement aux années '20. Trop féroce pour une époque qui voulait regarder le bon côté des choses. Hofmann parle d'amnésie collective – plutôt oublier tout ce qui s'est passé avant, que de discriminer entre bien et mal. Cette amnésie est permise par la théorie de la responsabilité collective : si nous admettons que nous sommes tous coupables, nous pouvons repartir sur des bases nouvelles en essayant de racheter cette culpabilité. Une sorte de tabula rasa qui emporterait tout. Cette attitude a sans doute eu de meilleurs résultats qu'en Autriche où l'idée même de faute faisait frémir. Mais est-ce que considérer que tout le monde est tâché ne diminue pas l'ampleur des fautes personnelles ? Autrement dit, qu'advient-il de la responsabilité individuelle ? Lavée sur les bancs de Nuremberg ? Cette tension est très importante pour Pron dans El comienzo de la primavera : la culpabilité collective qui cache la faute individuelle, qui permet à beaucoup de gens de ne pas faire leur examen de conscience [1]. N'est-ce pas pour ça que tout le monde semble mentir à Martínez, pour l'empêcher de trouver un philosophe dont la relation avec le régime est (et restera) pour le moins trouble ? La question reste ouverte, comme bien d'autres dans un roman trop intelligent pour tout essayer de dire.
La discontinuité selon Hollenbach, c'est le refus d'une narration causale de l'histoire, vue comme une succession de faits isolés, sans continuité. Contrairement à d'autres philosophes évoqués dans le livre, il ne semblerait pas que cette théorie ait été construite pour donner une fondation intellectuelle au nazisme, mais disons qu'elle arrange peut-être bien le régime. Tout comme elle arrange ceux qui ne veulent pas contempler la responsabilité individuelle : s'il n'y a ni sens ni causalité, le troisième Reich n'a ni passé ni futur. Reconnaissons l'erreur d'un peuple alors pour construire le futur immaculé. Le roman de Koeppen montrait bien que si la tache était générale, il y avait pourtant bel et bien des coupables et des culpabilisés, et que ne pas regarder les faits en face ne contribuait qu'à maintenir l'horreur vivante. Chez Pron vibre également l'idée que sous le sol allemand, vit toujours quelque chose d'horrible. Mais contrairement à La mort à Rome, dans lequel le constat était rageur, El comienzo de la primavera n'affirme pas tant qu'il interroge. Hollenbach lui-même, selon un récit clé du livre, qui court en parallèle à l'investigation de Martínez, aurait été victime d'une perverse vengeance de la femme de Göring. Il serait donc victime plus que complice. Mais d'autres éléments sèment le trouble et on se dit qu'il y a là, comme dans l'ensemble des relations humaines du roman, un jeu de dupe, de tromperie, de mensonge. Jugement suspendu [2].
Finalement, Pron livre ici un roman dont la couverture aurait pu être un point d'interrogation. Plus que « Comment raconter la vérité ? » (la question derrière le livre, selon Matías Néspolo), j'y verrais surtout l'interrogation suivante : « comment faire face à la vérité ? ». Comment agir face au passé ? Comment assumer l'histoire ? L'Allemagne n'est pas le seul pays concerné. Je le disais plus haut, le lecteur se demande pourquoi Martínez se lance à la recherche de Hollenbach. La réponse n'est jamais donnée. Il faut peut-être la chercher dans les commentaires de certains critiques argentins : remplacer Allemagne par Argentine, remplacer nazisme par dictature militaire. Martínez parcourait-il les landers allemands parce que culpabilité collective et responsabilités individuelles sont aussi des questions qui se posent chez lui ? Dans le texte, rien ne le dit. Pourtant, la portée de El comienzo de la primavera ne se limite effectivement pas à l'Allemagne : elle s'étend aussi à l'Argentine. Au cône sud. Au delà. Ces questions sans réponses nous concernent tous. Pron s'approprie la mitteleurope de façon plus profonde que le (superbe) exercice de Mallard et parle à l'intellect du lecteur bien plus que Dümmel (son récit laconique de la vie d'une victime a un effet tout autre) et livre ainsi un roman remarquable.

[1] Evidemment, il s'agit d'une problématique très complexe. La culpabilité collective implique aussi que tout le monde doit « s'amender » et condamne la passivité intéressée, mais laisse la possibilité à certains de dire « tu n'es pas plus innocent que moi » alors qu'ils ont eu un comportement bien plus néfaste que celui de fermer les yeux. La responsabilité individuelle suppose l'évaluation au cas par cas de la culpabilité et donc une condamnation plus nette des responsables mais empêche sans doute de voir ce qui, au niveau de la société – et donc de tous, a permis ce type de comportement et laisse ceux qui n'ont rien fait mais tout vu s'en sortir à bon compte. Pas plus que Koeppen, Pron ne prétend que l'une des deux stratégies est supérieure à l'autre : c'est un livre de questions avant tout. Pour ma part, je me dis que l'être humain choisit surtout la tactique qui l'arrange le mieux. L'Autriche pouvait faire semblant de ne pas être coupable, luxe que l'Allemagne n'avait pas. Mais la portée de ce roman nous mène au-delà des cas particuliers.

[2] D'autant plus que la discontinuité n'est pas qu'un élément qui peut aider à donner une réponse quant à l'attitude de Hollenbach, c'est surtout un élément d'un des nombreuses questions du roman : l'histoire a-t-elle un sens ou les évènements sont-ils isolés ? Ou, de manière plus correcte : fait-on justice aux faits si on raconte le passé à travers… une histoire ?


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