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Les X de Jean Bollack : sur Sappho (suite)

Par Florence Trocmé

X 2586 - 03. 06. 09
La composition,  qui attribue leur place aux effets corporels de l’amour, évoqués dans le fragment 31 Lobel-Page de Sappho, suit une progression qui conduit jusqu’à l’épuisement, aux portes de la mort. En un premier stade, l’amante perd l’usage du langage (1.) :
  ... cela [cette vision du couple, je vous le dis,
  A, dans ma poitrine, mis mon cœur en émoi,
  Car, pour peu que je le regarde, serait-ce un instant,
  Je ne peux plus rien dire du tout.
  Ma langue s'est rompue, perdue, dans le silence...
C’est que, dans la situation imaginée, l’objet aimé est seul à parler. Il obsède l’autre et il lui échappe. Suivent les symptômes pathologiques produits par les effets subis dans le corps, perceptibles à sa surface :
  ... subitement
  Une fine flamme s'est glissée sous ma chair,
  Avec mes yeux je ne vois rien ; dans mes oreilles,
  Un bourdonnement ;
  Une sueur glacée me couvre, une secousse
  Me prend tout entière ; je suis plus verte que ne l'est
  L'herbe ; je ne suis pas loin d'avoir l'air morte ;
  Mais tout doit être supporté, s'il est vrai que le pauvre ...
C’est une seconde phase : la chaleur fiévreuse (2.), et le tremblement des membres (3.) ; ils ont l’élimination des facultés sensorielles pour résultat : à la suite du langage, la vision (4.) et l’ouïe (5.). Dans une quatrième phase, la pathologie s’aggrave ; à la fin, le corps prend une couleur inquiétante, cadavérique (6.). On arrive à un seuil où les ressources de la vitalité comme telle — le principe de vie — risquent d’être compromises (7.). Aimer, c’est cela ; on est conduit jusqu’à la mort, ou presque.
Il n’est pas facile de construire la scène et la figuration de la souffrance amoureuse si l’on s’imagine que le couple bienheureux du début, le garçon et la fille, forment comme un arrière-fond réel. On devrait supposer alors que Sappho divise le couple, et ne retient pour elle que la fille, qui l’intéresse et à qui elle s’adresse. Ce n’est pas seulement invraisemblable, c’est inacceptable. Page, devant la difficulté, situait le poème dans le registre psychologique d’un roman moderne, comme l’expression d’un sentiment de jalousie — dont il n’y avait en fait pas la moindre trace dans le texte, à moins qu’on ne tentât de se représenter la scène comme figurant l’opposition d’une présence, celle du  garçon, qui aurait tout, et d’une élimination, celle de Sappho, qui n’aurait rien, tout en aimant jusqu’à la mort. Page rejetait les interprétations qui plaçaient  dans le poème une scène réelle de mariage, avec le clan et les invités, accroissant la torture de la victime : Sappho était censée assister comme contraire à la fortune amoureuse de la fille qui lui est ravie. L’idée, naturaliste et sociale du rite avait été lancée au début du siècle par le célèbre philologue Wilamowitz, puis reprise et partagée par Bowra, Snell et d’autres sommités en leur temps.
On a  raison de refuser le scenario d’une cérémonie de mariage ; rien ne l’évoque particulièrement; mais il ne faut pas moins revenir à la projection  d’un avenir, d’une  union future, le sort commun de toutes les filles vivant autour de la  maîtresse, et avant tout des plus belles, des plus douées et des plus courtisées.
  Lui, l'homme, il m'apparaît
  Comme l'égal des dieux : il est assis
  En face de toi, et, de tout près, il entend
  Les douceurs que tu dis,
  Et ton rire, lourd de désir.
Le pronom d’éloignement (keinos, cet ille de l’adaptation fameuse de Catulle) au commencement du poème, désigne bien l’homme, quel qu’il soit, dont la fille admirée, quelle qu’elle soit, sera l’élue du moment, sa compagne. Il l’aura pour femme, celle qui fut formée, par Sappho, et aura tout le loisir de goûter le plaisir que lui offrent des qualités merveilleuses, hors du commun. C’est elle, comme une Hélène, ou mieux qu’elle, qui fera de lui l’égal des dieux, lui procurant un bonheur suprême.
La relation entre le portrait de la fille aimée et l’évocation de la souffrance qu’éprouve Sappho devant la séduction qu’elle exerce se traduit dans une reprise ; le passage s’effectue à la charnière que forme le relatif neutre (to en grec, au vers 5). Il embrasse tous les avantages de la jeune femme. Ce sont deux fois les mêmes. Ce qui est opposé, ce sont les amours. L’un est paisible,  selon la coutume, idéalisé en tout cas, le plus librement antithétique, avec une temporalité différente. L’autre est d’une extrême violence. Sappho n’a, en lieu d’union, que l’intensité des rencontres, décisives bien que limitées, familières et passagères. Elle s’engage entièrement comme s’il n’y avait de vrai que cet amour-là, préparatoire et définitif, entre femmes, l’une mûre, l’autre jeune, dans un monde supérieur, dépourvu de durée dans son identité même. Cet objet de désir que se disputent absolument, ou idéalement, elle et le garçon, et quant à elle “jusqu’à la mort”, n’est-ce pas elle qui l’a fait être ?
Il y a comme trois acteurs du drame. L’amour est créateur. Ou bien est-ce la puissance créatrice même qui est amoureuse créant son objet ? Au loin attend le bénéficiaire, quasi divin, le véritable commanditaire, en vue de qui le travail s’est fait. Entre les deux se trouve la personne, élevée à cette dignité suprême, par le raffinement d’un  commerce entre femmes. Ce sont de nouvelles, de secondes naissances.
©Jean Bollack (contribution de Tristan Hordé)
Les X de Jean Bollack


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