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Entre deux pluies d’or

Publié le 08 novembre 2009 par Marc Lenot

L’exposition du Louvre titrée Rivalités à Venise (jusqu’au 4 janvier) est une splendeur. Non seulement elle met côte à côte des Titien, des Véronèse, des Bassano, des Tintoret et quelques autres, montrant leurs différences, leurs similitudes, leurs inspirations réciproques, leurs manières de traiter tel ou tel thème, mais de plus elle a l’intelligence de  replacer ces rivalités dans un contexte historique, social, économique, politique tout à fait pertinent (ainsi du mécanisme des commandes publiques). Certes, mieux vaut connaître déjà un peu l’oeuvre de chacun des peintres, ce n’est pas une exposition d’initiation à la peinture vénitienne, et mieux vaut éviter les comparaisons simplistes (Giorgione = Manet, Titien = Renoir et Bassano = Monet…). Et, trop souvent, l’oeil non érudit est bien en peine d’attribuer un tableau avant de lire le cartel.

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On commence donc par une Danaé de Titien (1544/1546), pure et idyllique, sensuelle et étonnée, flanquée de Cupidon, qui nous vient de Naples, et on finira avec celle qu’il peint dix ans plus tard (1553/1554) avec la servante cupide (une autre forme de désir), venue du Prado.

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Entre les deux, on a du mal à choisir parmi les merveilles, éclairées par des cartels fort intelligents. Prenons par exemple ces trois portraits féminins côte à côte : celui de Tintoret (1553/1555), frontal, montre une jeune aristocrate distante et impassible. Celui de Titien (1560), en trois quarts gauche, en présente une autre somptueuse et altière (serait-ce sa propre fille ?), alors que la femme de Véronèse (1570/1572), en trois quarts droite, dénuée de bijoux, semble plus réelle et mature, mais peu amène.

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Le portrait de l’amiral Agostino Barbarigo par Véronèse (1571/1572) est posthume, l’amiral est mort à Lépante d’un trait de flèche qui a percé son armure et que le peintre pérennise : il nous regarde avec détachement, de par delà la mort, le temps est ici suspendu.

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Quant au doge Francesco Venier, Titien (1554/1556) ne nous épargne rien de sa laideur, de son visage buriné et marqué de taches rouges, de son corps voûté, écrasé par le poids de la conduite de la République, mais quelle majesté !

Sans entrer ici dans les débats savants sur le paragone - sculpture, il est l’occasion de présenter nombre de tableaux où le jeu des reflets dans des miroirs ou des armures est prétexte à une grande virtuosité : Tintoret peignant un reflet de la princesse dans l’armure de Saint Georges qui la délivre, et Titien jouant avec la multiplication des images dans sa Femme aux miroirs.

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L’exposition réunit les deux portraits par Véronèse (1551) de la famille da Porto (l’un vient de Florence, l’autre de Baltimore), mais curieusement échoue à recréer le jeu des regards entre mère et fils, qui faisait originellement écho d’un tableau à l’autre.

Plus loin, on peut voir ensemble trois baptêmes du Christ, celui de Bassano nocturne et massif, celui de Tintoret surnaturel et chorégraphique, et celui de Véronèse doux et onctueux, cependant que la très sombre Prière du Christ au Jardin des Oliviers de Titien relègue le Christ en haut du tableau comme une vignette lumineuse au dessus d’une masse obscure où on peine à distinguer un soldat, son chien et sa lanterne : superbe distorsion des priorités picturales, forçant le regard.

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Encore une juxtaposition, de Lucrèce et Tarquin : chez Tintoret (1580), on pourrait croire Lucrèce quasi consentante; certes le collier de perles est brisé et la statue chute, mais sa résistante semble presque caressante. Titien, lui, dans deux tableaux du même viol (1568/1571, Cambridge, montré ci-contre, et surtout Bordeaux, plus sombre, plus sauvage) peint la violence, les yeux exorbités, l’appel à l’aide. 

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Dans ce tableau de Mars et Vénus, Véronèse (1575/1580) représente les amants dans une joute sensuelle,  surpris non par Vulcain, mais par un cheval voyeur, une tête de cheval qui étrangement descend un escalier (prouesse difficile comme le savent tous les cavaliers). Cupidon le mène par un licol : cette grosse tête de cheval peut paraître surréaliste ou étrangement inquiétante (voir le petit livre d’Edouard Dor*), elle dérange et trouble la vision esthétique des corps des amants.

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Enfin, avec un sujet voisin, voici Vénus et l’Amour attendant Mars de Lambert Sustris (1550/1555), hollandais vivant à Venise : voyez comme le corps féminin est ici différent, plus fin, plus nerveux, moins indolent. Ce tableau d’un homme du nord à demi converti aux grâces vénitiennes vient en contraste de toute l’exposition, dont il est un peu le contrepoint. 

Le catalogue est excellent, et comprend plusieurs textes passionnants, dont celui de Guillaume Cassegrain sur la mort; il est disponible chez Dessin Original pour 39.90 euros.  Je vous conseille aussi de lire Nudités de Venise d’Alain Buisine, récemment décédé (chez Dessin Original pour 16.15 euros).

* livre disponible chez Dessin Original pour 14.25 euros.


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