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Alberto Manguel, troisième et sans doute pas dernière

Par Irigoyen
Alberto Manguel, troisième et sans doute pas dernière

Alberto Manguel, troisième et sans doute pas dernière

Il s'agit, dans ce livre, d'une conversation entre Claude Rouquet, patron des éditions de l'escampette et Alberto Manguel. Encore que le mot « conversation » est un peu réducteur. Il serait plus juste, en effet, de parler de dialogue gourmand entre deux hommes qui ont au moins en commun un véritable amour de la littérature.

Sur notre écrivain canadien né à Buenos Aires, nous apprenons quelques détails biographiques – même ici il semble distiller les informations avec une certaine parcimonie - permettant de mieux saisir son rapport à la chose écrite.

Un rapport étroit qui est lié, semble-t-il, à son environnement familial . En effet, son père, premier ambassadeur étranger en Israël, n'avait pas le temps de s'occuper de l'éducation de ses quatre enfants. Ballotté de droite à gauche, le jeune Alberto trouve alors refuge dans les livres.

Mais cet ancrage dans le monde des lettres n'aurait sans doute pas été possible sans l'intervention de Elin, la nurse, engagée par les parents d'Alberto Manguel. Cette jeune femme parla d'abord anglais et allemand à l'enfant dont elle avait la charge. Ce n'est que bien plus tard que le futur écrivain apprit l'espagnol.

Très vite, la conversation entre les deux hommes se recentre sur la littérature et rien que la littérature. On apprend par exemple la « genèse » du dernier roman paru chez Actes Sud Tous les hommes sont trompeurs.

Alberto Manguel dit avoir été influencé par une histoire de deux Québécoises qui, de retour d'Inde, font escale à Rome avant de repartir pour Montréal. On les arrête à la douane avec des kilos d'héroïne. Elles sont emprisonnées.

L'auteur a rencontré ces deux femmes et suivi leur procès. Une question le tarabuste : où est la vérité ? On ne peut jamais être sûr de rien, il faut entendre toutes les voix mais aucune n'apportera la vérité absolue, pense-t-il. Ne « restait » plus qu'à trouver une trame romanesque. Et l'affaire était jouée.

Dans Ça et 25 centimes - extrait d'un dicton canadien qui évoque la reconnaissance littéraire : « ça et 25 centimes te paieront une tasse de café ! » - on découvre un Alberto Manguel qui confie son attrait de l'anarchisme - « l'ordre moins le pouvoir » - : « La discipline qui n'est pas un acquis personnel n'a aucune valeur. Elle doit venir de notre propre volonté de faire, et pas de la volonté d'un autre de nous empêcher de faire. »

Mais c'est quand il parle des lettres qu'il est, je trouve, encore plus vertigineux. Écoutons-le : « La littérature nous apprend tout , même les expériences que nous n'avons pas encore eues. ». Plus loin, le voici qui cite un illustre prédécesseur, Montaigne : « La préméditation de la mort est la préméditation de la liberté. »

Si vous avez aimé Chez Borges vous vous délecterez d'entendre Alberto Manguel rendre hommage à cet autre illustre auteur quand ce dernier enseignait l'anglais à l'université et disait à ses étudiants : « Nous allons étudier l'anglo-saxon tous ensemble car moi, je ne le connais pas. »

A propos de professeur, on apprend que Dernières nouvelles d'une terre abandonnée – cf chronique précédente - a été écrit à la suite de la trahison d'un enseignant : « Comment est-il possible qu'une personne qui m'avait donné la confiance en mes goûts, le sentiment que ce que j'aimais était important, pouvait en même temps être une personne capable de faire torturer des enfants ? ».

L'auteur nous dévoile aussi la raison pour laquelle il a choisi le nom de Bérence pour l'un des personnages de Dernières nouvelles. Fred Bérence est un écrivain rencontré sur un bateau et qui disait avoir connu Kafka.

Ce livre est une preuve supplémentaire, à qui ne l'aurait pas encore compris, qu'Alberto Manguel ne laisse pas passer beaucoup de choses quand il s'agit du monde des lettres. Et pourtant, cette curiosité sans limite n'est jamais rassasiée. C'est peut-être ce délicieux stakhanovisme qui suscite chez moi le plus d'admiration : « Ce qui m'étonne toujours quand je commence un livre n'est pas le fait d'être ignorant de plusieurs aspects du sujet que je veux traiter, mais le degré de mon ignorance ! »

Il n'y a jamais de prétention, jamais de sentiment d'accomplissement. Tout juste Alberto Manguel ose-t-il confesser qu'ici ou là il n'est pas trop mécontent de ce qu'il vient d'écrire – n'y voyez surtout pas de (fausse) modestie - : « L'avant-dernier chapitre (Une histoire de la lecture) est sur la traduction et pour moi c'est peut-être le chapitre plus personnel. »

J'aime que cette quête littéraire ne soit pas un exercice prétentieux, histoire d'épater la galerie. Non, cet effort a un sens et il nous est expliqué pour que nous transmettions à notre tour le flambeau de la connaissance. Quand Alberto Manguel lit, prend des notes, il dit la transformation qui s'opère alors en lui. Car lire, si je le comprends bien, c'est changer sans cesse de peau, c'est un mouvement perpétuel : « Le lecteur transforme le livre en quelque chose qui lui est propre. »

On peut donc lire ce livre d'entretiens comme une méthode Manguel. Non, relativisons. Comme une démarche dont il s'agit de s'inspirer, de passer par son propre filtre afin de se construire soi-même littérairement : « Mes livres, ceux que j'ai écrits, essaient de donner une forme aux questions que je me pose à partir de mes lectures, à partir de mes citations. Mes livres sont, d'une certaine façon, des collages. Je pense en citations. »

Il faut aussi saluer cet homme qui n'est pas dans la pose, dans la posture. C'est d'ailleurs en ce sens que l'on pourrait qualifier Alberto Manguel d'extraordinaire vulgarisateur de la littérature, comme Hubert Nyssen – croyez-moi vous qui lisez ces lignes : je suis le plus heureux des hommes de connaître ces deux grands esprits-là - : « Nos émotions restent le point de départ et il ne faut pas oublier que toute critique, dans son essence, n'est que l'analyse de « J'aime ou je n'aime pas ! » »

Voilà donc un raison de plus de poursuivre son chemin littéraire. Poursuivre ou le commencer d'ailleurs. Car vous avez peut-être été comme moi, dégoûté, dès votre plus jeune âge, de la littérature parce que les enseignants en face de vous n'arrivaient pas à parler d'amour. Mais qu'en aurait-il été si ce professeur avait cité Alberto Manguel : « Ce n'est que quand l'élève réalise que c'est son histoire qui se raconte, son lieu qui se définit, son temps qu'on est en train de saisir dans le livre, qu'il devient lecteur. »

Et voilà qu'il faut déjà conclure. Non, cette fois, c'est non. Laissons donc le dernier mot à notre auteur, citant Flaubert : « La stupidité consiste en la volonté de conclure ».

Alberto Manguel, troisième et sans doute pas dernière

Alberto Manguel et Gianni Guadalupi recensent ici les lieux imaginaires et sites chimériques inventés par des écrivains du monde entier. Je ne vous conseille pas de lire ce livre de façon « classique », linéaire mais d'y revenir de temps en temps. Laissez jouer le hasard. Imaginez-vous que c'est un jeu, même si cette chronique obéit à un ordre alphabétique. J'ai préféré laissé les textes tels quels. Je pense qu'ils se passent totalement de commentaires. On prend encore ici la mesure de l'éclectisme manguélien. Quelle promenade et quelle ivresse pour le lecteur.

Royaume des Abdales : royaume des Vastes région de la côte nord-africaine, voisine du royaume des Amphitéocles

Le divertissement populaire du Lak-Tro Al Dal consiste en ceci : quatre hommes nus s'insultent, puis se battent jusqu'à l'arrivée d'un cinquième qui les fouette, à la grande joie des spectateurs. Les quatre hommes se tournent alors vers leur tortionnaire et le frappent presque à mort. Ils le ligotent ensuite sur un tabouret auquel quatre cordes sont attachées. En tirant violemment sur les cordes, ils projettent en l'air leur victime qui tombe lourdement sur le tabouret. Le jeu dure une heure. La victime est enfin défenestrée et la foule, après l'avoir encore molestée, l'enterre jusqu'au cou, et urine sur sa tête. Quant aux quatre combattants, ils sont mis au pilori, et on leur arrache les cheveux à pleine poignée.

Aiguille creuse : repaire secret d'Arsène Lupin. On y trouve encore en parfaite conservation, malgré l'atmosphère iodée environnante, l'original de la Joconde et le trésor des rois de France. Ne pas confondre cet endroit avec le château de l'Aiguille, qui se trouve dans la Creuse, que Lupin visita, mais qui ne présente aucune particularité.

Aphania : Royaume d'Europe centrale. Aphania est un pays résolument littéraire. Il y existe un code pénal pour les fautes de style et une Cour des lettres présidée par six juges qui reçoivent d'énormes salaires, à seule fin de s'astreindre à ne pas écrire. Le plagiat est puni de trois ans de bagne. Les adaptations du française sont assimilées à la contrebande ; la violation de la syntaxe entraîne la peine capitale sans l'assistance d'un prêtre. Tout présomptueux se permettant d'écrire une phrase telle que : « Ces lois de grammaire, à l'origine promulguées par Vaugelas et qu'ont été approuvées par l'usage », sera exécuté sur-le-champ. Il s'agit de l'un de mes mondes préférés avec l'île des poètes – voir plus loin -.

Aveugles : un seul visiteur a atteint ce pays situé en pleine vallée des Andes. Malgré la beauté des sites, les visites ne sont pas recommandées.

Babel : ville à la position géographique indéterminée, célèbre pour sa bibliothèque. Chaque rayon compte trente-cinq livres de quatre cent dix pages d'un format identique. Une page contient quarante lignes et chaque ligne quatre-vingt lettres noires. (...) Il y a l'histoire détaillée du futur.

Barataria : seule île au monde à être entourée de terre.

Les habitants de Baucis évitent tout contact avec la terre.

Bohu voir Tohu

Caffolos : île de l'océan Pacifique. L'amitié est le principal souci de ses habitants : quand un ami tombe malade, il est pendu à un arbre parce qu'il est préférable d'être grignoté par les oiseaux, qui sont les anges de Dieu, que d'être rongé par les vers. Les incurables sont étouffés par des chiens dressés à cet effet pour que leur soient épargnées les souffrances d'une mort naturelle ; puis on les mange, afin d'éviter tout gaspillage.

Centre Pitère et Potron Chier

Nœud ferroviaire à l'embranchement du Pèse-Nerfs

Dessus-dessous : Nom donné à certains faubourgs du pays des Cueilleurs-de-ballons où il est impossible de se croiser sans passer par-dessus ou par-dessous celui qu'on croise. Par exemple, lorsque deux trains se rencontrent, l'un passe par-dessus ou par-dessous l'autre.

Île Foolyk ou île des poètes. Leurs habitants s'expriment exclusivement en vers, respectant les hémistiches, les rimes masculines et féminines Leur style elliptique abonde en métaphores et s'éloigne le plus possible de la langue triviale. Riches de fables, d'épigrammes et de poèmes épiques, les habitants sont cependant très pauvres, car le commerce de la poésie n'est pas très lucratif.

Les Gynographes sont persuadés que l'âme d'une femme est différente de celle d'un homme, et que plaire à tout prix est le penchant le plus naturel de cette race inférieure.

Ligne droite : royaume gouverné par un monarque enjoué et bon. Le pays n'est qu'une ligne droite, et le champ de vision est limité à un point unique : les touristes se lasseront vite d'une telle monotonie.

Île des Trente Cercueils : Île où le voyageur, éventuel curiste à la recherche de sensations fortes, doit se munir d'un compteur Geiger, car les vertus thérapeutiques de l'endroit sont d'ordre olfactif.

Alberto Manguel, troisième et sans doute pas dernière

Alberto Manguel à Mondion, « le mont de Dionysos », comme il est rappelé dans Ça et 25 centimes

Alberto Manguel, troisième et sans doute pas dernière

« La nuit où j'ai fini de ranger les livres, j'ai dormi dans la bibliothèque, par terre. Je sentais qu'il était nécessaire que je m'approprie l'endroit. Craig dit que c'est comme un chien qui pisse dans les coins. »

Allez, régalez-vous...

Durée : 1h


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