Aujourd'hui 17 juillet, deux heures de l'après-midi, j'écoute du Chet Baker, mon interprète favori. Il y a un moment, en me rasant, je me suis regardé dans la glace et je ne me suis pas reconnu. La solitude radicale de ces derniers jours fait de moi un être différent. Quoiqu'il en soit, je vis assez content mon anomalie, ma déviation, ma monstruosité d'individu isolé. Je trouve un certain plaisir à me montrer farouche, à escroquer la vie, à afficher des positions de héros radicalement négatif de la littérature (c'est à dire à jouer les personnages mêmes qui hantent ces notes sans texte), à observer la vie et à remarquer qu'elle manque justement un peu de vie.
Je me suis regardé dans le miroir et ne me suis pas reconnu. Puis j'ai pensé, comme ça, à ce que Baudelaire disait, à savoir que le véritable héros est celui qui s'amuse tout seul. J'ai de nouveau regardé du côté du miroir et je me suis trouvé un vague air de Watt, le personnage solitaire de Samuel Beckett. Comme Watt, on pourrait me décrire de la façon suivante : Un autobus s'arrête devant trois répugnants vieillards qui l'observent assis sur un banc public. Le bus démarre. « Regarde (dit l'un deux), quelqu'un a laissé un tas de chiffons. » « Non (dit le deuxième), c'est une poubelle qui est tombée. » « Pas du tout (dit le troisième), il s'agit d'un paquet de vieux journaux qu'on a jeté là. » A cet instant, le tas d'ordures avance jusqu'à eux et, avec la dernière grossièreté, demande qu'on lui fasse une place sur le banc. C'est Watt.
Enrique Vila-Matas, Bartleby et compagnie, Christian Bourgois, trad : Eric Beaumatin, P.64-65.
Magazine Culture
Bartleby bis. A rapprocher du précédent extrait du Journal des sens auquel il pourrait ressembler (sauf qu'il n'était pas question de Chet Baker). Aujourd'hui, cloitré dans mes murs, je n'ai vu personne, pas même H., je corresponds donc sans doute à cette description.