De la transhumance des huîtres (bis)...

Par Olif

Chaque année, le phénomène est immuable. Lorsque les feuilles mortes ont fini de se ramasser à la pelle, mais pas notre amour ni même la neige qui pointe le bout de son nez, ces coquillages pierreux empoignent leur bâton de pèlerin et quittent leur parc ostréicole, fuyant la traditionnelle marée noire de Noël, pour gagner les blancs pâturages de la montagne et s'épanouir en liberté, petits caillous sur le chemin.

Leur long périple est pourtant semé d'embûches. Nos braves coquillages vont devoir affronter une foule de dangers. La route, le froid, le manque d'eau et de sel. Volontiers prises en charge par de gentils routiers au volant de leur camions frigorifiques, elles osent rarement se plaindre de la lonqueur du voyage, à grands coups de "C'est quand qu'on arrive?". Dociles et reconnaissantes, elles se laissent trimballer en encaissant tous les coups durs. Au terme de leur migration, après un périple loin d'être de tout repos, elles doivent alors affronter leur pire ennemi, un prédateur redoutable : l'homme des montagnes. En carence iodée perpétuelle, ce dernier a découvert, après des siècles passés à se lester l'estomac, que l'intérieur du caillou était mou, iodé et plus facile à digérer lorsqu'il était ingurgité sans sa coquille. Miracle de la gastronomie autant que de l'anatomie et de la géologie. Oui, parfaitement. Parce que, sous son écorce calcaire, l'huitre a un cœur, contrairement au gastronome cruel qui la gobe tout cru sans prêter la moindre attention à ses gémissements malheureusement inaudibles pour qui n'a pas appris à parler le langage huître. "Pitié, pitié, mon bon Maître! Ne me mange pas!"

L'huître creuse (Crassostrea gigas) est un mollasque bivulve fillibranche de la famille des ostréidés. Quelle autre idée! A ce propos, lorsque l'on rencontre un vieil ami généralement peu expansif, donc fermé comme une huître, on peut toujours essayer de le dérider d'un : "Salut, comment vas-tu, vieille fillibranche?" , même si c'est loin d'être gagné!

Abandonnées à elles-mêmes, souvent proches de la délinquance, on retrouve fréquemment nos amies les huîtres en bande, devant les vitrines du poissonnier, lorsqu'elles ont cru reconnaître un ancien ami poisson qui leur rappelle alors cruellement combien la mer leur manque. Braves filles!  C'est là qu'on peut les cueillir facilement, à la main, par douzaines, ayant seulement à faire face à la vindicte d'un Ordralfabétix local, moustachu poissonier fort heureusement non gavé de potion magique.

Armé d'un bon couteau, c'est au moment précis où elles ouvrent le bec pour appeler au secours qu'il faut leur briser net la mâchoire, d'un coup sec, pour s'en régaler en s'abreuvant de vin blanc.

A ce stade du récit, le lecteur se demande légitimement si je n'ai pas pété un câble ! Il n'a pas entièrement tort! Après ce préambule naturaliste et poétique, rentrons enfin dans le vif du sujet.

C'était hier soir la traditionnelle soirée huîtres de l'association des amis du Bon Echanson. Soirée très conviviale, plutôt festive, où nous avons l'habitude de tester quelques vins blancs destinés à accompagner ce mets simple, mais royal pour de pauvres jurassiens sevrés d'embruns.

La séance de l'ouverture est un grand moment réservé aux gens armés d'un bon couteau et sachant s'en servir. Les huîtres sélectionnées chaque année sont des spéciales n°3 de chez Gillardeau, célèbre ostréiculteur de Bourcefranc, le top de l'huître en charentaises ! Le salaire de l'ouvreur, en plus de quelques chapeaux d'huîtres prélevés par ci par là , c'est un petit verre de vin blanc, en l'occurrence, cette fois, un Château Ferrande 2008, frais et sauvignonnant mais ce n'est pas Graves!

Trois bourriches et des brouettes ayant été décapsulées en un temps record, il est temps de passer à table avec quelques autres flacons à se mettre sous la dent.

L'accord le plus trash, ce fut sans nul doute avec le Soleil Vert roussillonnais de Christophe Guittet. Un Wine shot à la robe trouble, et au nez exubérant, connoté citron vert. La faute probablement au Muscat d'Alexandrie, plus qu'au grenache blanc ou au maccabeu. Atypique, c'est la moindre. Pas inintéressant en terme d'accord, parce que la bouche possède un brin de vivacité, mais il en a dérouté plus d'un! Pour amateur de sensations fortes. Plus classique, celui avec le deuxième Graves de la soirée, le Château Magneau 2008, s'est avéré convaincant. Tout comme le Sancerre 2008 de Gérard Boulay, minéral et acidulé, s'est aussi révélé être performant. Sauvignon et Gillardeau, ça fonctionne, il faut croire! En dégustation pure, le Saint-Romain 2005 de Thierry Matrot n'a pas déçu. Finement grillé, minéral, tendu, ce beau chardonnay réalise lui aussi un bel accord avec les saveurs de noisette de l'huître spéciale.

Olif