Les lucioles, il ne tient qu'à nous de ne pas les voir disparaître. Or, nous devons, pour cela, assumer nous-mêmes la liberté du mouvement, le retrait qui ne soit pas repli, la force diagonale, la faculté de faire apparaître des parcelles d'humanité, le désir indestructible. Nous devons donc nous-mêmes – en retrait du règne et de la gloire, dans la brèche ouverte entre le passé et le futur – devenir des lucioles et reformer par là une communauté du désir, une communauté de lueurs émises, de danses malgré tout, de pensées à transmettre. Dire oui dans la nuit traversée de lueurs, et ne pas se contenter de décrire le non de la lumière qui nous aveugle.Les œuvres-lucioles n'ont jamais cessé d'être. Une parmi des milliers, j'ai envie de citer ici Gesang der Junglige de Karlheinz Stockhausen, cette bouleversante musique d'après la catastrophe, où malgré le désespoir des ruines, malgré le dévoiement de la langue allemande, malgré l'idée qu'aucune création ne pourrait surmonter le trou noir qu'ont creusé dans l'histoire les camps d'extermination, musique où malgré tout cela donc la voix d'un jeune garçon, à la fois fragmentée et démultipliée, parvient encore à tracer le fantôme de mots ou morceaux de mots, retournés au babillement originel, dépouillés de leur substance et pourtant survivant encore, écrivant encore dans l'air l'espérance d'une histoire qui aurait encore tout à exprimer jusqu'à ce que l'humanité disparaisse définitivement. On parle encore beaucoup trop, ces derniers temps, de « déclin de la littérature » ou de « mort de la culture ». Ce sont des slogans de journalistes ignorants, qui n'ont pas encore saisi que ces actes de création que sont l'écriture, la lecture ou la fixation de sensations en images ou mots, se riaient des modes et des déclins. Ce sont des slogans publicitaires qui voudraient nous faire croire que nous aurions encore besoin d'écoles littéraires, de périodicités, d'identités littéraires nationales bien délimitées, telle littérature devant affirmer sa suprématie sur telle autre, dans l'optique toujours subconsciente d'une recette totalisante et téléologique. La littérature américaine n'est pas en « déclin » : elle subit une métamorphose, comme elle en a subi des milliers à des niveaux de subtilité diversiformes, et comme elle en subira encore tant qu'il y aura des lecteurs (et on ne peut imaginer qu'une telle communauté ait totalement été étouffée par le régime des best-sellers). Elle a eu sa période moderniste, ensuite supplantée par un courant plus réaliste, puis ce fut le postmodernisme qui n'était peut-être qu'un néo-modernisme, une résurgence, une survivance souterraine reprenant brusquement pied à la faveur de petites correspondances qui sont autant de coïncidences délicates qui font aujourd'hui notre bonheur. Et la littérature française est dans le même cas : elle n'est ni dans cette santé florissante à laquelle les grands éditeurs voudraient nous faire croire pour des raisons commerciales, ni dans cet état de cadavre que ceux trop facilement aveuglés par les projecteurs de la vaine gloriole littéraire se font une délectation morbide de vouloir disséquer avec force salive atrabilaire. Ceux-là, ce sont ceux qui confondent éclipse et disparition : mais derrière l'ombre de l'éclipse, la face illuminée existe toujours, et ne demande qu'à revenir, pourvu que nous voulions bien continuer à « regarder, de tous nos yeux regarder », au risque de l'erreur, au mépris de l'effort que demande le discernement de la perle noire au milieu des eaux troubles. On en revient au bon vieux reproche de Gilles Deleuze : en France, où que ce soit, nous avons trop d'ironie, et pas assez d'humour : à nous de faire des blagues sur le déclin, et de nous remettre à regarder l'image voler et se perdre parmi les projecteurs. Illustrations : tee-shirt féminin Walter Benjamin ; Aby Warburg chez les Indiens Hopi, 1895-1896 ; Karlheinz Stockhausen devant des Almglocken et sous le signe de Saturne
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Organisons notre pessimisme - Georges Didi-Huberman - Survivance Des Lucioles (Minuit, 2009) par Pedro Babel
Publié le 30 novembre 2009 par Fric Frac Club
C'est un petit livre, qui semble avoir été écrit rapidement ; qui, venant d'un historien d'art, ne semble pas immédiatement concerner la sphère littéraire, ni encore moins politique ; un petit livre qui part d'un simple souvenir de jeunesse de Pasolini, un bref moment d'illumination intime, fragile, de révélation à la beauté, et un livre qui, pourtant, frappe avec justesse ce qu'on pourrait appeler l'air du temps, et qui viendra conforter certains dans leur refus d'une certaine idée dominante de la résignation, et peut-être en secouer d'autres dans leur hésitation.
Tout commence en 1941, quand le jeune Pasolini écrit une lettre à un de ses amis d'adolescence, racontant une échappée nocturne entre compagnons des temps de malheur, dans l'obscurité que transpercent les projecteurs de la défense anti-aérienne, échappée dont l'expression épiphanique culmine dans l'apparition inespérée d'un nuage de lucioles dans la nuit, brillance faible et passagère, tout aussi vite condamnée à s'évanouir qu'elle a fasciné par son indicible beauté. Les lucioles, pour Pasolini, n'étaient plus alors ces traces fugitives des conseillers perfides de la bolge infernale de Dante, mais tout au contraire l'image incarnée d'une beauté et d'une vérité qui parviennent envers et contre tout à survivre dans la désolation des jours. Et puis tout finit en 1975, quand Pasolini, au terme de trente-quatre années de recherches et de réussites, rend les armes à la résignation et au dégoût face aux forces étouffantes de la nouvelle époque qu'il traverse. Il parle de la « mort des lucioles », de la disparition de toute possibilité de se faire entendre dans cette société du spectacle permanent, aux lumières vives et écrasantes, et c'est comme si le caractère visionnaire de sa jeunesse se retournait brutalement dans un désespoir où les mots et les images ne sont plus que des vestiges impuissants.
Georges Didi-Huberman, à raison, s'attriste d'un tel retournement. Plus proche de nous dans le temps, il pense en reconnaître la résurgence jumelle dans les écrits les plus récents de Giorgio Agamben, qu'il admire énormément, mais auquel il reproche de parvenir trop rapidement aux mêmes conclusions pessimistes que Pasolini. Pour Agamben, la richesse des gestes, des savoirs, et même de ce qui était encore des survivances, auraient soit disparu, soit se trouveraient dans une position de sursis dans l'attente d'une mort inéluctable, mort qui paradoxalement consacrerait la vérité transcendantale de ces mêmes gestes et traditions. Calant sa pensée de notre époque entre la vision du peuple selon le théoricien Carl Schmitt (le peuple comme unité totale ne pouvant s'exprimer que dans l'acclamation d'un pouvoir en place, et auquel serait refusées singularités et multiplicités) et la société du spectacle de Guy Debord (pour lequel les guirlandes et néons du capitalisme médiatique triomphant ont définitivement tué toute possibilité à l'image ou au mot de survivre et de communiquer encore une vérité qui n'ait pas auparavant été souillée), Giorgio Agamben, selon le point de vue de Didi-Huberman, ne parviendrait pas à autre chose qu'un « horizon messianique » dans la dissolution finale duquel la parole et l'image auraient seule chance de recouvrer la pureté et la vérité de leur essence. En termes pratiques, cela reviendrait à dire que tout est perdu, et que le penseur et le créateur n'aurait plus qu'à se préparer à la progressive érosion des ruines sur lesquelles il a malgré tout réussi à acquérir son savoir. « Comme si toute chose ne devait sa dignité philosophique que d'avoir disparu d'abord – détruite par quelque néofascisme ou société du spectacle – de notre monde commun. »
Cette tendance que Didi-Huberman décèle chez Agamben, l'historien d'art propose, une fois encore, de la combattre à l'aide d'un des penseurs les plus essentiels à son travail, c'est-à-dire Walter Benjamin. Dans le sillage d'Aby Warburg et de son concept de survivance de l'antique, et de Benjamin et ses ultimes thèses sur l'histoire, Didi-Huberman ne peut imaginer que l'on puisse être condamné à un tel horizon de pensée. Il reprend, comme un motto à inscire dans un phylactère au-dessus de la scène de notre existence difficile, ces mots de Walter Benjamin : « Organiser le pessimisme signifie, dans l'espace de la conduite politique, découvrir un espace d'images. Mais, cet espace des images, ce n'est pas de façon contemplative qu'on peut le mesurer. Cet espace des images que nous cherchons, est le monde d'une actualité intégrale et, de tous les côtés, ouverte. » Didi-Huberman aime comparer l'image (picturale, cinématographique, etc) à un papillon : l'attraper et la piquer dans un casier de musée, c'est tuer définitivement en elle tout pouvoir de surprendre ; pour devenir capable de l'apprécier au mieux, il faut accepter que cette image soit volante, fluctuante, volage, apparaissant et disparaissant, sans que pour autant sa fuite doive être toujours interprétée comme une mort définitive. Walter Benjamin, lui aussi, dans le tout dernier écrit que l'on ait conservé de lui, plaide dans ses dernières lignes pour l'image d'une porte entrouverte dans la déchirure du temps, ouverte dans le seul espace d'une seconde, mais portant en elle, malgré la souffrance et la mort qui l'encadrent, toute la richesse et la puissance (puissance au sens presque spinoziste du mot) que l'homme puisse rêver. L'image de pensée n'appartient pas à un peuple abstrait, mais réside, translucide et fragile, dans la main de chacun d'entre nous, pour peu qu'il prenne la peine de résister, résister en lisant, en écrivant, ou tout simplement, en regardant. « Regarde, de tous tes yeux regarde », telle est la belle épigraphe de Jules Verne que Georges Perec plaça autrefois en tête de sa Vie, mode d'emploi. C'est à nous que revient de persister dans le regard, de continuer à croire dans la valeur de son discernement, et surtout à croire dans la possibilité que l'image puisse encore et toujours véhiculer tout autre chose que la vacuité du son et lumière insupportable qui semble fabriquer la trame de nos jours.