" Boulogne ! Les Français ! Cela vous arrive avec le
remorqueur, le tumulte dans l'aigu, le tohu-bohu, l'excitation nerveuse qu'absolument rien ne justifie. Personne ne comprend rien à rien, les Français moins que personne. Avant même qu'un seul
Français ait mis le pied à bord règne la confusion et le chaos que seul peut faire naître la plus brillante logique. C'est tonique et rafraîchissant ; l'esprit s'anime aussitôt. Peu importe
ce qui se passe : il se passe quelque-chose, voilà l'essentiel ! Nous abordons à la jetée dans un fantastique patia-patia d'excitation. On croirait presque que notre arrivée les surprend. Rien ne
marche comme il faut. Rien n'est prêt. En apparence en tout cas. C'est la manière française et j'adore ça ! Ils sont plantés là à nous considérer comme si nous étions quelque gigantesque
erreur, comme si le remorqueur avait été envoyé ramener un plein cargo de bétail ou de légumes verts, et miracle ! ce sont des touristes chargés de bagages de grand prix. Que faire ? De toute
façon ils sentent s'annoncer les pourboires. Je crois les voir se pourlécher les babines.
Je suis debout au bastinguage, à me délecter de la confusion, des erreurs, du bourdonnement, quand j'entends tout d'un coup un officier crier à un homme sur le quai, l'homme
qui fait marcher la grue qui se balance au-dessus de nos têtes. Je l'entends crier qu'il faut ajuster la grue pour qu'elle " coïncide ", etc... Ce mot " coïncide " dans la bouche de l'officier me
donne la satisfaction la plus intense ! Je me sens tout de suite dans un monde mathématique, un monde où règne Euclide et, par-dessus tout, la justice ! Confusion et logique ! La
contradiction est uniquement de surface. Fondamentalement il n'y a pas de contradiction. Le parfait équilibre que représente individuellement le Français exige un chaos extérieur que
contrebalance un ordre intérieur d'autant plus admirable qu'il est purement autonome, que chacun le crée pour soi. "
Henry Miller : extrait de " Aller retour New York " Editions Buchet/Chastel 1962