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Mahigan Lepage, Vers l'ouest

Publié le 10 décembre 2009 par Menear
Publie.net a deux ans, on dirait que ça dure depuis plus longtemps que ça, c'est déjà passé dans les habitudes, dans les gestes quotidiens d'écriture, de lecture (saluons au passage la nouvelle version du site Publie.net toute récente). L'une des dernières nouveautés ajoutée au catalogue vient du Québec : le texte s'appelle Vers l'ouest, de Mahigan Lepage (site cassé mais bientôt plus ?), il y est question d'asphalte, de grands horizons, d'asphalte encore. Vers l'ouest, c'est le cas de le dire, ouvre vers ailleurs, et bouscule un peu le catalogue déjà existant de Publie.net, qui peut parfois paraître très français. C'est pas un roman, Vers l'ouest, c'est, c'est, je sais pas vraiment ce que c'est, mais c'est sacrément fort, Vers l'ouest, on s'en prend plein la vue, on se perd sur la route, on se perd un peu avec le narrateur du texte, qui est un adolescent, qui porte le texte avec sa peau pendant qu'il traverse cet ouest qui ne s'épuise jamais, puisqu'il est toujours « vers », c'est à dire vers ailleurs, toujours un peu plus loin.
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C'était encore la même histoire. On cherchait à s'émanciper de nos parents en rejouant leur propre émancipation. C'était absurde. On n'avait de révoltes que le rock et la route et la drogue, mais c'étaient déjà les révoltes de nos parents. On était une génération perdue, peut-être même pas une génération.
Mahigan Lepage, Vers l'ouest, Publie.net, P.5

Vers l'ouest , c'est la route. Le récit de l'adolescence c'est la fuite, j'en sais quelque chose. Donc Vers l'ouest, poursuivons l'équation du texte qui s'amorce, c'est la fuite par la route, le stop, la remontée d'asphalte jusqu'à, et bien, jusqu'à ce que la route s'arrête, la terre avec elle, généralement coupée par l'océan, l'océan Pacifique en l'occurrence : on ira où on pourra aller (comme Moon Palace, qui était une fuite d'un océan vers un autre). Alors Vers l'ouest prend corps sur la route, le long des routes, au bord des routes, est délimité par la route, encadré par la route, trace un itinéraire, un périmètre, un décor qui est aussi celui de la route. D'ailleurs le récit commence sur un parking, c'est à dire en marge de la route, au bord, les pieds déjà plongés dans l'asphalte. Zone de stationnement avant le départ véritable. Mise entre parenthèse et présentation du contexte avant la fuite. « C'était encore la même histoire », dit le narrateur (cf. extrait ci-dessus), peut-être parce qu'il est conscient de la banalité d'un tel récit : en l'occurrence, le récit initiatique, en mouvement, d'un voyageur qui fait du surplace. Récit d'adolescence, sans doute écrit bien après (ou un peu après ?). Peut-être pas un roman, et puis même on s'en fout : le paragraphe unique qui englobe l'intégralité du texte emporte tout, emporte trop pour qu'on reste sur le bas côté à se poser des questions de genre.
Il n’est pas encore temps de couler le béton de l’intérieur de la ville. Couler la ville dans l’asphalte c’est demander seulement comment on y entre et comment on en sort, comment on s’en débarrasse. La ville comme un nœud inextricable sur le ruban de la route, on voudrait l’éviter, on ne peut pas l’éviter. Parce que la route c’est déjà la ville, mais la ville comme coulée d’asphalte, comme bande d’asphalte à travers la ville et ce qui tente de s’en détacher. Il est plus facile d’entrer dans la ville que d’en sortir.
P.24
Un paragraphe unique traverse et porte le texte de bout en bout, un peu comme la route unique porte le narrateur d'un point A vers un point B, traversant en chemin multitude de points intermédiaires qui sont autant de villes, villages ou lieux-dit (villes, le plus souvent), qui servent d'étapes au narrateur, et donc au texte. Vers l'ouest est une histoire de fuite, mais aussi de déambulation.
On était tellement contents de se retrouver et tellement excités de partir. On avait réservé une chambre dans une auberge de jeunesse pas très loin du centre-ville. Le lendemain on était sur la route. On allait vers Toronto. Je ne sais plus les routes exactement, les numéros et le reste. Je pourrais faire des recherches, déplier une carte, mais je ne le ferai pas. Je m’en tiendrai pour l’heure à ce que j’ai dans la tête, et à rétablir les liens dans la matière asphalte de ce que l’expérience de la route morcelle.
P.34
Je n'ai pas vraiment retenu le nom des villes. Je ne me les représente pas. Pas besoin. Le narrateur marche sur le bord des routes, « fait du pouce », traverse habitacles et véhicules, ceux qui le prennent à bord, alterne est et ouest en fonction des souvenirs mélangés, croise les routes et les temporalités. Le voyage n'apporte rien, il propulse. Les villes traversées ne sont pas des villes réelles, elles sont architecture de goudron et ciment, on s'y enfonce ou on les évites en fonction des moyens de locomotion : pieds, voitures, bus, avions, trains, métros. Autant d'habitacles dans lesquels s'enfoncer pendant que la ville surgit au loin et se rapproche. Vers l'ouest n'est pas vraiment une quête des grands espaces mais de la ville, plutôt, celle qui s'érige et grandit, la ville américaine dont les réseaux entremêlés tapissent des mégapoles tortueuses. La ville et ses quartiers en briques, des fois ses bas fonds, hôtels miteux où l'on s'enfonce. Vers l'ouest, récit d'adolescence, explore aussi ces misères en mouvement contre lesquels on se réfugie.
Je suis sorti de l’aéroport. J’ai marché vers la route. Une voiture de police s’est arrêtée, m’a demandé ce que je faisais. J’ai dit Je viens de l’aéroport, je marche un peu. La voiture s’est éloignée. J’ai dormi au bord d’une bretelle, derrière un buisson, dans mon sac à couchage. Chaque fois qu’une voiture passait sur la bretelle je me réveillais, je pensais La police. Au matin j’étais sale, terreux, empâté. J’ai regagné l’aérogare. J’avais de la chance, j’avais ma place dans le prochain départ. L’avion c’est la ville. Cela monte et redescend sur le béton et le verre, comme s’il n’y avait entre de prairies et de lacs et de forêts. Dans l’avion on n’a pas l’impression d’avancer comme sur la route. On reste quelques heures immobile au-dessus de la ville, on redescend. La ville a changé, mais c’est toujours la ville.
P.74
Ecriture nerveuse, discours prolongé sur plusieurs dizaines de pages, mais sans jamais perdre son souffle. La foulée est régulière, l'effort très bien maîtrisé. Succession phrases courtes (cf. extrait précédent), phrases plus longue, digressions, discours entremêlé, mais toujours la route au fil des pas, toujours la ville en ligne de mire. On perd pas de vue qu'au bout c'est le fond de la page qu'on vise. Qu'on y parvienne ou pas c'est pas grave, le but c'est quand même de pouvoir avancer, c'est à dire traverser les espaces. Rester en mouvement. C'est ça l'adolescence, en tout cas l'adolescence telle qu'on veut bien l'écrire, c'est la fuite en mouvement. Et Vers l'ouest, c'est juste le meilleur livre proposé à ce jour par Publie.net, sûr.
D'autres routes :
- Tentatives
- Babelio
- Lignes de fuite
- Lire Vers l'ouest via Publie.net Parfois j'aimerais écrire des textes qui ne soient pas juste des chroniques mais bien des textes sur d'autres textes, des extraits de journaux, des vrais, de ceux qui existent et qu'on lit vingt ans plus tard. L'immédiateté du web rend les journaux transparents et les laboratoires ouverts. Alors ce texte prend ses airs de chronique et dit ce qu'il faut lire et ne pas lire, donne des conseils de lecture ou d'achat. C'est usant, veux pas rester dans ces codes très figés qui m'imposent (qu'en réalité je m'impose) des intro, corps, extrait, conclusion bien huilés, tellement bien huilés qu'au fond toutes les chroniques se ressemblent, se succèdent, sans saveur.

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