D'un naturel aussi audacieux qu'insatiable mais dotée d'une égale conscience de ce qui lui est (ou pas) supportable, ma femme déclara donc forfait pour ce qui constituait à n'en pas douter le moment le plus attendu de l'année dans l'hétéroclite communauté du metal. Moyennant quoi, c'est à sa jumelle (autrement dit ma belle-sœur) que revint le soin de seconder mon errance metalleuse ; ce dont elle n'aura sans doute pas eu à se plaindre - à l'instar des 17 000 personnes qui firent donc déborder le palais omnisports de Bercy pour acclamer Rammstein. Car ce fut un concert un peu plus que parfait (quoiqu'un tantinet physique, dans la fosse...), et à l'issue duquel le plus sournois et le plus déloyal des journalistes aura été bien en peine d'étayer les vilaines rumeurs qui, depuis quinze ans maintenant, accompagnent ce groupe de Méchants.
A 18h30, grouille déjà sur le parvis une foule plutôt bigarrée, rockers intemporels, couples intellos et/ou babas, solitaires endurcis, adolescents dégingandés, sans compter les familles et les groupes de copains ; dans un tel attroupement joueur et chamarré, si l'on distingue bien quelques néo-romantiques goethiens, les gothiques livides, eux, peinent un peu à se faire remarquer. J'ai croisé en revanche des rockers qui n'avaient pas dix ans, et d'autres qui avaient déjà dit adieu à la soixantaine. Pour le reste, ma foi, c'est l'ordinaire du rock'n'roll, un mélange caractéristique de désinvolture, de gentillesse, de dégaine, de bière et de calumets illicites.
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Bien, mais retournons un peu dans la salle. Et n'hésitons pas une seconde entre la fosse et les gradins : ce sera la fosse. Ce en quoi nous avons peut-être un peu préjugé de nos forces - c'est qu'on n'a plus vingt ans, voyez-vous. Et une fois dans la fosse, bien malin celui qui trouvera le moyen de s'en extraire. Tâchons donc d'en sortir par le haut, et adaptons notre mouvement à celui des gaillards alentour, plus ou moins pogotant, seule manière de nous épargner quelques hématomes très inesthétiques.
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Dans le rôle de l'étalon, le technoïde Combichrist : un viril hurleur en guise de chanteur, les rejetons des deux vieux du Muppet Show pour marteler (très) lourdement quelques rythmes (très) binaires, un clavier pour mettre un peu de liant dans tout ça, et un résultat qui réveille ardemment ce qui le plus souvent sommeille chez l'humain occidental : une danse tribale dans une bonne vieille caverne sans lumière. Si de musique il sera assez peu question, je concèderai que c'est là une manière assez efficace, voire astucieuse, de préparer les corps et les esprits à ce qui va suivre.
A savoir l'entrée, majestueuse, de Rammstein. Les musiciens arrivent de derrière un mur en polystyrène qu'ils cassent et d'où jaillit la lumière, Till Lindemann apparaissant en dernier après avoir démoli sa partie au chalumeau - difficile, ici, de ne pas songer au mur de Berlin. La scène ne tarde plus à
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Il faudra attendre Wiener Blut (Sang de Vienne) pour faire face au seul moment morbide de la soirée - morbide mais délicieux, n'est-il pas... La chanson est inspirée de l'histoire d'Elisabeth Fritzl, qui révéla avoir été séquestrée dans une cave et violée vingt-quatre années durant par son propre père. Très beau moment de l'album, ce morceau le sera aussi dans le concert. L'introduction est mélancolique, grave, interrompue par une montée de chœurs et des breaks très secs à la batterie, pour monter ensuite constamment en intensité. Till est d'abord inondé d'une lumière bleue, avant que le noir ne tombe et qu'un jeu de lasers verts zèbre l'espace pendant une trentaine de secondes, pendant qu'un vrombissement sourd et grave fait monter la tension. Moment qui m'a beaucoup rappelé le concert des Pink Floyd, en 1988 à Versailles. Enfin c'est l'explosion, et dans la cohue instrumentale la scène enfin inondée de lumière découvre une vingtaine de baigneurs qui pendent au plafond, leurs corps vains se balançant stupidement au bout de cordes.
Dans la fosse, il va sans dire que l'ambiance est à son comble. Comble que va conforter le choix de certains morceaux, comme nous nous y attendions - et l'espérions, il faut bien dire. Ainsi, le public laisse-t-il exploser sa joie dès que sont joués ces standards que sont devenus Du Hast, Ich Will, Keine Lust, Sonne ou Benzin (avec son déluge de feu), preuve s'il en était besoin que le dernier album ne rivalise pas tout à fait avec les précédents. Même si Rammstein se complait dans son esthétique froide, robotique, le groupe sait qu'il est apprécié en France. Après tout, la chanson Frühling in Paris, dont le public entonne évidemment l'écho donné à Édith Piaf (Non, je ne regrette rien) en porte témoignage. Le petit plus reviendra à "Flake", le claviériste, qui arborera le drapeau français dans un canot pneumatique que la foule porte à bout de bras de bout en bout de Bercy, avant de le faire revenir sur la scène, où Till l'attend sans doute pour le rabrouer, puisque la relation de domination entre eux deux, véritable sketch s'il en est, fait désormais partie intégrante de tout concert de Rammstein.
On le voit, c'est un spectacle millimétré, hautement professionnel. Il n'y a pas place ici pour la moindre improvisation. Jusqu'aux rappels,
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C'est donc un public à juste titre enthousiaste qui se retrouve dehors quelques minutes plus tard, pour envahir les brasseries et écluser quelques bières bien méritées - car bon dieu qu'il a fait chaud... Reste que tout le monde en est convaincu : sauf à les suivre à travers le monde, on ne reverra peut-être plus Rammstein. Personne n'y croit, tout le monde sait le groupe traversé de conflits dont on pressent qu'ils vont demeurer longtemps insolubles. Mais après tout, c'est l'histoire du rock. Et puis, le plus certain est toujours l'imprévisible. Enfin, espérons-le.