Les listes c'est pour les paresseux, les listes c'est pour les cons, les listes ça ne sert à rien. Mais les listes sont amusantes et c'est sans doute pour ça que ce mois-ci va voir pulluler, comme chaque année, une bonne quantité d'entre elles. Ici même aussi, dans un peu plus d'une semaine. C'est pas facile d'élaborer une liste, surtout lorsque ceux qui y participent ont des opinions et des lectures différentes, qu'ils regrettent de ne pas voir tel ou tel roman génial sur la liste parce que personne d'autre ne l'a lu. C'est pas facile une liste, parce qu'en ces temps de correction, il y aura toujours un pour vous faire remarquer qu'il n'y a pas une seule femme ou alors une seule ce qui n'est pas mieux, ou qu'il n'y a pas assez de diversité linguistique ou nationale. C'est pas facile une liste, parce qu'on vous reprochera toujours d'avoir laissé de côté quelque chose de meilleur.
Alors, il faut le dire maintenant, je comprends ce que pourront penser les gens de Fluctuat ou leurs amis s'ils lisent ceci. Une liste est une liste est une liste, et elle est faite sans prétention et il ne faut pas la prendre trop au sérieux. Ils le disent eux-même : la liste est là pour « s'il ne fallait que conseiller 10 livres », comme si ce n'était pas de leur ressort. Mais la décision c'est bien eux qui l'ont prise. Oui, une liste est inconséquente. Mais ce qu'elle dit sur vous peut avoir certaines conséquences. Fluctuat, vous connaissez sans doute. Magazine en ligne qui cause « art, culture, société, poil à gratter » (épuisé depuis belle lurette, ce poil à gratter). En littérature, c'est une officine qui parle parfois de trucs qui pourraient nous plaire ou de trucs qui nous plaisent mais ils le font de manière étrange – Kohler, du Tunnel de William H. Gass y a été dépeint comme « juif tendance horripilant », rien de moins. Fluctuat aurait pu être un très bel outil mais je n'y vais presque plus jamais même si, je plaide coupable, je ne me suis pas encore désabonné du flux rss de leur blog livres. C'est ainsi que j'ai pris connaissance de leur top 10 de 2009, arrivé très tôt, comme pour être les prems de la classe. Si je voulais être un bel emmerdeur, je soulignerais que 70% de la sélection a été écrit en anglais, 20% en français et 10% (qui fait office d'ami beur de la famille) en allemand – mais un allemand intégré : il écrit sur les Etats-Unis (d'où proviennent d'ailleurs 40% des heureux nominés). Mais bon, je ne vais pas insister : il est fort probable que la sélection du FFC ne soit pas, du point de vue linguistique, des masses plus variée, d'autant plus que tout ceci est en large mesure déterminé par les propres déformations de l'édition à la française. Ceci posé, et comme l'aurait dit Julien Clerc : à quoi sert une critique si elle est désarmée ? Ou : le critique ne devrait-il pas aller contre l'agenda mis-en-place pour lui et se créer le sien ? Soit. Jetons un coup d'oeil à l'amorce d'analyse quantitative offerte par Fluctuat :
Le palmarès révèle une certaine préférence pour les grandes fresques familiales (Véronique Ovaldé, Junot Diaz, Steve Tolz), et pour les romans offrant une vision critique et décalée de l'Amérique (Charles Bock, Edgar Hilsenrath, David Foster Wallace).
On peut relever que Diaz offre aussi « une vision critique et décalée » (mais enfin, quel bon livre n'offre pas une vision critique et, plus que décalée, personnelle de quelque chose ?). Donc à l'anémie linguistique, il faut ajouter l'anémie thématique. Les gens de Fluctuat, ils lisent la même chose et redemandent encore de la même chose et puis encore une petite dose s'il vous plait. C'est normal, on a tous une tendance à faire de même. Mais vos camarades de jeux sont supposés diminuer cette propension, le collectif est censé apporter de la variété. Ou non ? Oublions le quantitatif pour passer au qualitatif, le terrain le plus glissant de tous. Mis à part l'agréable distraction Hilsenrath, le seul livre du top 10 Fluctuat qu'on accueillerait dans le top 10 FFC les yeux fermés, c'est celui de David Foster Wallace. David Mitchell, j'ai lu tous ses livres et c'est un écrivain du raté (je me souviens de mon enthousiasme à la lecture de la première moitié de Cloud Atlas, irrémédiablement freiné par le suicide en plein vol qu'est la seconde moitié), dont le petit dernier (et premier Fluctuat) est supportable car il se concentre sur ce qu'il sait faire (raconter des histoires) et délaisse ce qu'il ne sait manifestement qu'esquisser (créer des formes, éclater des structures). Junot Diaz, pour prendre un second cas, a pris dix ans pour mettre bout à bout trois fragments de romans dont il ne savait que faire. Les coutures de l'assemblage n'ont même pas l'attrait romantique de Frankenstein : elles ont l'élégance d'une cicatrice de prothèse mamaire pamelandersonienne. Ca se laisse lire comme elle se laisse palucher mais c'est pas non plus le coup de l'année (on me dira qu'il a quand même eu le Pulitzer, oh eh !). Quand on pense qu'ils n'ont même pas évoqué le roman de Lydia Millet paru en septembre qui offrait, lui, une vision non seulement critique et « décalée » mais en plus cohérente. Arrêtons-là, il est déloyal de discuter les choix des autres quand les nôtres seront sans doute tout autant discutables. C'est vrai. En fait, ce que je reproche à Fluctuat, et ça ne date pas d'aujourd'hui même si c'est illustré de manière criante par ce top 10, c'est une sorte d'inceste romanesque, un aveuglement, un complot contre soi-même qui semble les empêcher de parler d'autre chose que toujours la même chose. Fluctuat, c'est l'alternative sauce Pinault. Un top 10 qu'on trouvera sans aucun problème à la Fnac, en tête de gondole avec des petits mots d'encouragements attachés aux couvertures par les employés du bazar. Il n'y a là aucun livre qui ait vraiment besoin du soutien d'un vrai libraire. C'est la branchitude alternative paresseuse, celle qui, dans le meilleur des cas, va chez les indépendants pour acheter le livre qu'elle aurait pu acheter en grande surface. C'est une pratique dont l'agenda est complètement réactif, qui n'implique aucun travail de recherche et de découverte, qui laisse sa curiosité se faire étouffer par les impératifs du milieu et de la saison. Fluctuat, malgré le soutien d'une structure professionnelle (Doctissimo) ne trouve personne pour parler de 2666 (à part une note blog intitulée « mon problème avec les livres mastodontes ») et on ne peut s'empêcher de penser que si le bon Roberto avait écrit en anglais ils se seraient déjà jetés dessus. Sur Fluctuat, on ne parle pas de Daniel Sada, auteur d'un des grands « mastodontes » de l'année. Sur Fluctuat on ne mentionne pas Ricardo Piglia, l'un des plus grands écrivains sud-américains actuels, publié en septembre chez Zulma. Par contre, si un auteur russe rentre dans les canons formels de la postmodernité light (Pelevine), alors oui, on en cause. Mais quand un auteur français (Pierre Senges) écrit à la fois son meilleur livre et l'un des meilleurs romans français de ce siècle : motus. En fait, chez Fluctuat, on aime bien les livres qui racontent PLEIN d'histoires, surtout si elles parlent des dysfonctionnement des AUTRES (et encore plus s'il s'agit du rêve américain), mais on s'intéresse peu au travail d'écriture, au combat avec la langue sans quoi il ne saurait y avoir d'oeuvre véritable, pas plus qu'on ne s'intéresse à ce que l'oeuvre dit de NOUS plutôt que d'EUX, c'est-à-dire ce qui fait d'un roman plus que quelque chose dont on est un spectateur absorbé et ému. Parce qu'en 2009, il y a eu plein de livres qui racontaient des histoires aussi, mais qui le faisaient de manière tellement plus essentielle que Tolz, Diaz, Mitchell ou autres Ovaldé.
La critique, encore plus la critique amateur, est question de choix, d'espace, de possibilité. On ne peut pas parler de tout, on ne peut pas tout connaître mais Bon Dieu est-ce si difficile d'au moins faire mine de s'intéresser à une certaine diversité littéraire ? Est-ce si difficile de poser un choix curieux et attentif, de ceux qui disent « ici, il y a des critères, des préférences, des différences » plutôt qu'un encastrement de voix qui disent la même chose comme s'il s'agissait de la plus idiote des manifestations ? Le top 10 Fluctuat est provincialiste (on ne dira pas que la France est devenue une province de l'Empire – même si c'est vrai – parce qu'on adore aussi certaines fictions US), endogame et anémique. Il préfère les néons clinquants à un véritable travail d'écriture. Il prouve à travers cet éloge de la facilité que si la critique se réfugie sur le net, c'est en emportant avec elle tout ses bagages, toutes ses mauvaises habitudes. Ma déception est à la hauteur des espoirs d'il y a quelques années.