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Une gouttelette dans l'océan du net liquide

Publié le 15 décembre 2009 par Kfigaro

Une gouttelette dans l'océan du net liquide

Quand j'ai découvert internet et ce que l'on nomme aujourd'hui le Web 1.0 vers la fin des années 90, j'étais franchement épaté par sa richesse. J'avais enfin accès à des paroles de chansons introuvables ailleurs sans passer par des fans-clubs obscurs et je ne parle même pas du reste (e-commerce de disques et partitions rares, encyclopédies ultra-pointues)... En bon autodidacte, j'ai immédiatement appris le langage HTML en même temps que l'utilisation d'un navigateur, et très rapidement, j'ai pu créer mon propre site perso puis un site plus "pro" proposant des polices de caractères spécialisées et uniques en leur genre. Après avoir créé mon premier site, je me souviens que, sans faire la moindre démarche (en dehors d'un référencement minimum), j'avais reçu la visite de tout un tas de personnes dont certaines sont devenues des amis virtuels pendant quelque temps. Et même lorsque j'ai découvert usenet et les forums - un peu plus difficiles d'accès que les simples annuaires puisque fonctionnant un peu comme des "loges" virtuelles comme l'a prouvé un Michel Moatti dans le méconnu La vie cachée d'internet - je continuais à trouver le web aussi magique ! Même s'il y avait certes quelques engueulades, les discussions étaient motivantes, surtout qu'au bout de quelques semaines, il était aisé de trouver trois ou quatre personnes sympas pour bavarder et par dessus tout, la divulgation de quelques infos un peu originales étaient largement suffisantes pour faire partie du "club" !
Depuis l'arrivée de Google puis surtout depuis le fameux Web 2.0, tout ce petit univers sympathique et presque utopique a été balayé. Le web transformé en "blogosphère" (ou en réseaux soit-disant "sociaux") est devenu la chasse gardée des "manipulateurs de symboles" (étudiants, journalistes, professionnels de l'écrit, communicants, consultants, professions libérales non informaticiennes comme les avocats, médecins, CSP+, etc...), ceux là même qui, faute de connaissances pointues en langage informatique, étaient exclus du web 1.0 et qui maintenant, excluent à leur tour tout ceux qui ne détiennent pas leur savoir-faire journalistique ou leurs compétences relationnelles. Comme Franck Rebillard le détaille dans son remarquable Le web 2.0 en perspective - et contrairement à la doxa réticulaire apologétique façon Loïc Le Meur - la blogosphère constitue en réalité un espace ultra concurrentiel et élitaire. Et il n'existe même plus de méritocratie "technique" ; en effet, le fait de savoir maîtriser à la perfection les codes HTML, CSS, le RSS, voire même la syntaxe Wiki ou Twitter ne suffit absolument plus pour se ménager une place au soleil. Comme les suédois Alexander Bard et Jan Söderqvist l'ont formulé dans leur best-seller Les Netocrates, la clé réside maintenant dans le fait de savoir créer de "l'attention" et surtout de détenir suffisamment d'"intelligence sociale", sésame essentiel pour parvenir à émerger de l'immense océan du net. Rebillard explique à raison qu'un blog ne peut survivre que s'il parvient à s'associer avec d'autres et former ainsi de vastes "archipels" (le sociologue polonais Zygmunt Bauman parlerait "d'essaims"), unique moyen de sortir de l'isolement qui guette aujourd'hui le naïf qui croirait encore aux mirages égalitaires du Web 2.0 et sa soit-disant "démocratie virtuelle".
Tout comme il n'existe plus réellement de véritable "classe moyenne" (lisez à ce sujet le très lucide constat de Jean-Marc Vittori pour vous en convaincre) il n'existe plus d'internaute "moyen". Ce dernier a désormais le choix entre le "lumpenproletariat" des skyblogs (méprisés à un rare degré ) et l'aristocratie d'une poignée d'happy-fews ou d'individus dans l'excès (journalistes, "intellos précaires", étudiants, etc...) à la tête de blogs ultra courtisés mais qui ne daignent guère commenter ailleurs qu'au sein de leur petit "entre-soi" regroupant essentiellement d'autres "netocrates" triés sur le volet. Aujourd'hui il n'y a pas deux alternatives pour le novice qui débarque sur le réseau : soit il accepte d'être ignoré ou mis à l'écart (avec un réseau social "vide" comme ici), soit il tente de faire partie de l'élite mais là il va falloir qu'il assure autant voire plus que dans un job à plein temps. Son style devra être impeccable, avec une culture "jeune" et une touche d'humour, il devra se tenir au courant sans arrêt des dernières nouveautés, son graphisme devra être le plus séduisant possible et last but not least, il devra détenir un solide capital d'amis virtuels en amont, exactement comme une jeune entreprise a besoin d'un gros capital économique de départ pour démarrer. Dans le cas contraire, il sera impitoyablement éliminé et son blog s'éteindra faute de participants ou de motivation...
Franck Rebillard et plus récemment Jennifer A. Schradie ont prouvé en outre que la création de contenu était "une activité socialement discriminée". Même un netocrate comme Narvic se rend de plus en plus compte, à l'égal d'un Jean-Claude Wallach, que ce sont en réalité toujours le même type de privilégiés qui commentent et débattent régulièrement dans des espaces aussi claniques que ceux qui plafonnent au sommet d'annuaires comme Wikio. Mais le fait de se poser autant de questions ne change absolument rien au comportement élitiste des netocrates en question, qui continuent d'ignorer les "petits" et les exclus des réseaux.
Je suis toujours époustouflé de voir autant de blogs de qualité sans lecteurs ou sans commentaires faute de réseau social suffisant. D'ailleurs à quoi bon inclure ce désespérant champ "commentaire" quand absolument personne ne commente ? Autant aller jusqu'au bout dans l'absurde et revenir comme je l'ai fait moi-même au bon vieux site perso 1.0...
D'un eldorado utopique, libertaire et plein de promesses (non tenues), le web est devenu un cauchemar consumériste aussi redoutable que sans pitié. Pire que ça : chaque "consom'acteur" s'est transformé lui-même en "produit". Et tout comme un vulgaire article disponible dans un supermarché, il doit attirer l'oeil : avatar et interface sympa, trogne souriante, style rigolo et dans le cas de la musique, infos totalement neuves ou rarissimes (ce qui implique implicitement de détenir non seulement un capital culturel colossal mais surtout une skholè inaccessible aux non-journalistes, aux non-DJ, aux non-collectionneurs, etc...)... sinon il devient un vrai "déchet" dont on se gausse, dont on refuse les demandes de contact ou plus généralement dont on se fout éperdument.


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