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Une lecture complémentaire d'Objets d'Amérique, d'Yves di Manno

Par Florence Trocmé

Qui parle ?
Pour une révision de l’idée du travail poétique*

Par cette brève note, je voudrais attirer l’attention sur un point qui me semble très important, parmi ceux qu’a développés Yves di Manno dans son beau livre sur son rapport avec la poésie américaine : Objets d’Amérique.
Il y donne une place significative à l’œuvre de son ami poète Jerome Rothenberg, extraordinaire compilateur et anthologiste de toutes les sources – « magie, visions, prophéties, qui fondent depuis toujours le chant des hommes »1.
Or on peut lire dans ces pages une assertion pour le moins singulière : « il faut y insister, en ces temps caractérisés par le retour massif du spectre individualiste dans le poème, c’est bien pour une nouvelle inscription du chant des hommes dans l’histoire et la conscience communautaire que le travail de Rothenberg nous indique des pistes essentielles. »
Que doit-on comprendre ici ? Sans doute au moins deux choses.
La première est que nous sommes redevables à des sources très anciennes, qui habitent, que nous le voulions ou non, nos paroles et notre écriture ; que nous sommes aussi responsables de ces chants, de ces paroles qui fondent en partie notre humanité. Il s’agit de réanimer « l’intérêt porté dans les années 60 et 70 aux cultures du passé et à repenser l’écriture poétique dans le cadre d’une tradition morcelée mais intemporelle, en vue de lutter contre les rhétoriques ″postmodernes" ». Et Yves di Manno est ici très clair, surtout lorsqu’il en vient à évoquer les Language poets dont, dit-il « l’approche témoignait d’un rétrécissement du spectre culturel sur lequel s’appuyaient leurs prédécesseurs. Il est significatif par exemple que l’intérêt pour les littératures étrangères et les grands textes du passé ait pratiquement disparu de leur champ d’horizon. Quelle différence, si l’on songe à l’ouverture généralisée des frontières opérée par Pound, Olson, Rothenberg et leurs meilleurs compagnons ! »2 
Car écrire, dit-il aussi dans son article sur Jerome Rothenberg « révèle, dans la matière du langage, une terre et des voix inconnues qui ne peuvent surgir que dans l’oubli, l’abolition de soi ». Cela implique en effet, ce serait le second point, une sorte d’effacement du poète, en tant qu’individualité. Il semble, dans le sillage de Rothenberg qu’il « stigmatise la notion même d’auteur, au sens courant du terme »3. La poésie devrait « accueillir une parole qui ne relève pas de l’expression individuelle, mais traduit au contraire les voix énigmatiques qui traversent parfois l’un ou l’autre d’entre nous ».
Il faut ici citer intégralement ce passage de la postface qu’Yves di Manno a donnée à sa traduction du livre de Jerome Rothenberg, Les Techniciens du Sacré et qui est reprise dans Objets d’Amérique : « L’apport des Techniciens demeure donc double de nos jours [...] : par l’ouverture que le livre propose sur cette ″polyphonie″ mondiale [...] et par la réinscription du trajet moderne dans une histoire beaucoup plus complexe (et ancienne) qu’on ne l’estime d’ordinaire »4

Il me semble donc pouvoir lire dans le livre d’Yves di Manno comme une double incitation à reconsidérer toujours et encore l’héritage culturel humain comme source et moteur de toute réflexion artistique et de toute écriture poétique. Mais aussi à envisager un certain effacement de l’auteur, pourquoi pas même une forme d’anonymat, dont la recherche se justifierait par la nature même de la source de la poésie mais aussi en tant qu’antidote à la mise en avant idolâtrique de l'artiste dans nos sociétés modernes.
Contribution de Florence Trocmé

* Yves di Manno, Objets d’Amérique, José Corti, 2009, p. 142
1. ibid., p. 172
2. ibid., p. 201
3. ibid., p. 139
4. ibid., p. 141
5. Lire aussi la note consacrée par Poezibao à Objets d’Amérique


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