X
2588 - 07. 06. 09
Page, commentant les poètes
éoliens, Alcée ou Sappho, cherchait à connaître le cadre social de leur
travail. Les formes poétiques devaient lui être accordées ; il identifiait une
part de convention et favorisait ainsi la sobriété dans l’explication, au
risque de diminuer l’originalité de l’œuvre. En fait la convention devient chez
lui de la banalité ; tout était bon, pourvu que ce fût connu et que ce fût
commun et ordinaire. La convention existe toujours, c’est entendu, aussi bien
sociale que technique grâce à l’art, mais elle n’empêche pas l’extraordinaire.
La singularité s’y développe et s’y épanouit. On pourrait aussi bien choisir le
chemin inverse, et imaginer les conditions externes de la vie commune, d’après
le contenu des lectures que l’on arrive à faire avec les pauvres vestiges que
nous tenons (infimes en comparaison de l’immensité de la "production" :
330 strophes "saphiques" — une unité métrique introduite par Sappho —
rien que dans le premier des neuf livres, regroupés selon le mètre.
La vie menée par le
groupefut aussi singulière que l’était
la pratique dominante du chant et de la composition poétique. La liberté
singulière des mœurs à la fin du 7ème siècle, à Lesbos et aux
environs, dans les lieux d’où venaient les jeunes personnes, des îles ou des
villes d’Asie Mineure, reposait sur une conjonction exceptionnelle de liberté
et de discipline — et ce dernier aspect n’était peut-être même pas primordial.
Le social, à savoir ce qui était admis (ou n’était pas exclu) s’adaptaitaux conditions personnelles, à savoir à tout
l’éventail d’une exaltation particulière de l’existence humaine, sous son corps
féminin (on en perçoit peut-être l’écho lointain, à deux siècles de distance,
chez Aristophane). On peut dire qu’une organisation culturelle concentrée,
anti-guerrière et anti-virile, y a joué un rôle et qu’elle fut importante par
sa différence et dans sa radicalité. D’une part, cela s’est fait ; et d’autre
part, il fallait que ce fût possible, à savoir accepté en raison de son rayonnement
et de son éclat. On imagine facilement que les hommes, dans cette région du
monde, aient pu souhaiter avoir une femme de ce prix, sortie de cet
environnement (on pourrait aussi dire de cette "école"). C’était
d’abord le fait du langage, et donc de la domination culturelle, plus
distinctive qu’une autre. Les familles y croyaient, elles y envoyaient les
enfants, en raison de leur beauté ; le corps se parfaisait là-bas ; s’y
ajoutait l’argent de la pension. Il est amusant de voir qu’un Page, étant donné
ses idées ou celles de son entourage institutionnel après la guerre (autour de
1955), s’interroge. Il cherche à savoir jusqu’où elles allaient ensemble, dans
la pratique, la maîtresse avec les jeunes filles qu’elle aimait. Au fond, Page
se doute que l’amour n’était pas verbal seulement (un philologue comme Hermann
Fränkel, par exemple, avant la dernière guerre, l’admettait bien) ; mais il ne
se prononce pas ; il s’arrête à la passion, telle qu’elle s’exprime dans les
poèmes. Il choisit de n’adhérer à aucune des positions prises par les
interprètes (elles ont été nombreuses, controversées et souvent grotesques), il
préférait s’abstenir dans ce débat. Cela en dit long. Peut-être savait-il, mais
jugeait-il bon de ne pas dire ?
©Jean Bollack, publié par Tristan Hordé