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Les adieux au petit matin...

Par Perce-Neige
Les adieux au petit matin...

La mélancolie est-elle une « passion triste » ? Ou bien une manière de vivre intensément les bonheurs éphémères de l’existence ? Dans le texte qui accompagne « L’Almanach des maisons vertes » (Ed. Philippe Picquier), Elizabeth Lemirre écrit ceci : « Au Japon, ce temps de l'amour est dit « flottant ». C'est l'ukiyo. Le bouddhisme a laissé ici son empreinte: tout passe et n'est qu'illusion. Les Japonais expriment cela dans une formule quasiment intraduisible, le « mono no aware », qui pose sur tout sentiment le sceau indélébile de la fugacité. Sans fin, pris dans la roue du temps, les êtres vont et disparaissent, puis reviennent sous d'autres formes. L'« Almanach des maisons vertes » n'y échappe pas qui s'ouvre sur ce sentiment de l'impermanence, intraitable loi de l'univers bouddhique: « Si elle comprenait la tristesse / Des adieux au petit matin / Elle mentirait volontiers la cloche / Au lieu de sonner / Les six coups de l'aube. À ce sentiment de l'éphémérité de toutes choses, s'en ajoute un autre, plus inquiétant. Si l'homme est un être revenant, de quelle forme revient-il? D'où cette impression poignante qui éberlue sans désemparer le Genji et les gens de Heian: quelle faute cet autre que je fus, mais que je ne connais pas, a-t-il commise en une autre vie pour que cet homme que je suis aujourd'hui soit assujetti à de si insurmontables malheurs et condamné à l'exil sur la plage de Suma? Cette obsession a peut-être joué le rôle, dans le monde oriental, du poids que fait peser en Occident quelque péché originel par lequel s'ouvrent la plupart de nos mythologies. En fait, il se produit au Japon, au cours du XVIIIe siècle, un détournement subtil de la formulation bouddhique: la vie (yo) est souffrance (uki). Mais le mot uki au temps d'Edo fut transcrit par un nouvel idéogramme chinois, qui signifie « flottant». Nous dirions, nous, avec Montaigne, que tout « branle ». Le temps n'a pas de sens: il ne va que vers le Rien. « Qu'il est triste de penser combien, dans la rivière d'Asuka, les gouffres et les bancs de sable sont changeants et éphémères », note Sei Shônagon. Et Issa d'éprouver que « ce monde est un monde de rosée ». Il n'y a par conséquent plus d'absolu, car si rien n'est assuré, tout est permis. Alors sont ouverts les corps des femmes et loisibles ceux des acteurs du kabuki. Cette mélancolie ombrait déjà le « Dit du Genji ». Elle est ici poussée à sa pointe extrême. Danielle Elisseeff, pour caractériser ce monde flottant, retient un oxymore : une « gravité légère et résignée ». On mélancolise la vie, sa vie. S'il fallait en effet traduire par un mot occidental le sentiment qui anime l'homme qui aimait les femmes - les courtisanes d'Edo -, c'est ce mot de mélancolie qu'il faudrait retenir. On le retrouve dans les textes de l'Almanach. « Topos » de la poésie japonaise qui vient, en se réitérant, confirmer en quelque sorte que, sous les rites et les événements du monde qui donnent l'impression « de faire du même », il y a bien un temps qui passe. Et l'homme se perd dans ce temps qui se perd: c'est, écrit le poète Senshurô qui préface l'ouvrage, le passage des saisons avec « la mélancolie des fleurs du printemps et des couleurs de l'automne». Toutes les images retenues par les auteurs - et dont un certain nombre se retrouveront dans les représentations d'Utamaro - sont dérobées à cette éphémérité du monde. » Et puis ceci, dont je ne parviens pas à me libérer : « Ce monde de rosée / Est un monde de rosée / Pourtant et pourtant. » Cet haïku est d’Issa Kobayashi, l’un des plus grands poètes japonais (traduction de Joan-Titus-Carmel. Ed. Verdier). Un monde de rosée. On ne peut pas dire mieux, il me semble…


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