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Dès qu’on y pense…

Par Jlhuss


48.1262630264.jpg On ne trouvera guère plus « français » que Jules Renard. Un air de province à Paris, un soupçon de Paris en province, la dent dure et le cœur vulnérable, une ironie vacharde et un  zest d’humour triste, avec cette suspicion  paysanne devant toute esbroufe infatuée : tel est l’auteur de Poil de Carotte, secrètement amer de ne pas être celui de Cyrano, mais s’acceptant  écrivain du bref, du ciselé, de l’acéré, du  serti. Quand en 1896 il écrit les Histoires naturelles, il a trente-deux ans, quatorze à vivre encore (« La vie est courte, mais on s’ennuie quand même »), une triste enfance à digérer, un Journal à tenir jusqu’au bout, et ce goût d’une nature «bien  de chez nous », le terroir familier, sa Nièvre, bêtes et plantes. Mais voilà qu’aimer la nature même cesse d’être simple, comme  le suggère le chapitre Poissons.  Aimer sans posséder ? Posséder sans tuer ? Pas facile d’être homme de conscience dans le concert du vivant.  Que dirait-il aujourd’hui, homme de masse dans une nature appauvrie ?

M. Vernet aimait la pêche ; passionnément, ce serait trop dire ; il l’aimait bien, il n’aimait plus qu’elle, après avoir renoncé successivement, pour des raisons diverses, à ses exercices préférés.
La pêche ouverte, il pêchait presque tous les jours, le matin ou le soir, le plus souvent au même endroit.
C’est ainsi qu’il se trouva, dimanche dernier, le matin, d’assez bonne heure, s’étant pressé un peu ce premier jour, assis sur l’herbe, et non sur un pliant, au bord de la rivière.
Tout de suite, il s’amusa autant qu’il pouvait. Cette matinée lui semblait délicieuse, non pas seulement parce qu’il pêchait, mais parce qu’il respirait un air léger, parce qu’il voyait miroiter l’Yonne, suivait de l’œil une course sur l’eau de moustiques à longues pattes, et écoutait des grillons chanter derrière lui.
Certes, la pêche l’intéressait aussi, beaucoup.
Bientôt, il prit un poisson.
Ce n’était pas une aventure extraordinaire pour M. Vernet. Il en avait pris d’autres ! Il ne s’acharnait pas après les poissons, il était homme à s’en passer, mais chaque fois qu’un poisson mordait trop, il fallait bien le tirer de l’eau. Et M. Vernet le tirait toujours avec un peu d’émotion. On la devinait au tremblement de ses doigts qui changeaient l’amorce.
Pour la première fois, il regarda un poisson qu’il venait de prendre ! D’habitude, il se dépêchait de lancer sa ligne à d’autres poissons, qui n’attendaient qu’elle.
Aujourd’hui, il regardait le goujon avec curiosité, puis avec étonnement, puis avec une espèce d’inquiétude. Le goujon, après quelques soubresauts qui le fatiguèrent vite, s’immobilisa sur le flanc et ne donna plus signe de vie que par les efforts visibles qu’il faisait pour respirer.
Ses nageoires collées au dos, il ouvrait et fermait sa bouche, ornée, à la lèvre inférieure, de deux barbillons, comme de petites moustaches molles.
Et, lentement, la respiration devenait plus pénible, au point que les mâchoires hésitaient même à se rejoindre.
- C’est drôle, dit M. Vernet, je m’aperçois qu’il étouffe !
Et il ajouta :
- Qu’il souffre !
C’était une remarque nouvelle, aussi nette qu’inattendue. Oui, les poissons souffrent quand ils meurent ; on ne le croit pas d’abord, parce qu’ils ne le disent pas. Ils n’expriment rien ; ils sont muets, c’est le cas de le dire ; et par ses détentes d’agonie, ce goujon semblait jouer encore !
Pour voir les poissons mourir, il faut, par hasard les regarder attentivement, - comme M. Vernet. Tant qu’on n’y pense pas, peu importe, mais dès qu’on y pense !…
- Je me connais, se dit M. Vernet, je suis fichu ; je m’interroge et je sens que j’irai jusqu’au bout de mon questionnaire ; c’est inutile de résister à la tentation d’être logique : la peur du ridicule ne m’arrêtera pas ; après la chasse, la pêche ! Un jour quelconque, à la chasse, après un de mes crimes, je me suis dit : ” De quel droit fais-tu ça ? ” La réponse était toute prête. On s’aperçoit vite qu’il est répugnant de casser l’aile d’une perdrix, les pattes d’un lièvre. Le soir, j’ai pendu mon fusil qui ne tuera plus. L’odieux de la pêche, moins sanglante, vient seulement de me frapper.
A ces mots, M. Vernet vit le bouchon de sa ligne qui se promenait sur l’eau comme animé, comme par défi.
Il tira machinalement une fois de plus. C’était une perche hérissée, épineuse, qui, goulue comme toutes ses pareilles, avait avalé l’hameçon jusqu’au ventre.
Il fallut l’extraire, arracher de la chair, déchirer des ouïes de dentelle rouge, se poisser les mains de sang.
Oh ! il saignait, celui-là, il s’exprimait !
M. Vernet roula sa ligne, cacha au pied d’un saule les deux poissons qu’une loutre y trouverait peut-être et s’en alla.
Il semblait plutôt gai et méditait en marche.
- Je serais sans excuses, se disait-il. Chasseur, même si je pouvais m’offrir avec mon argent d’autre viande, je mangeais du moins le gibier, je me nourrissais, je ne donnais pas la mort uniquement par plaisir, mais Mme Vernet rit bien, quand je lui apporte mes quelques poissons raides et secs, et que je n’ose même pas, honteux, la prier de les faire cuire. C’est le chat qui se régale. Qu’il aille les pêcher lui-même s’il veut ! Moi, je casse ma ligne !
Cependant, comme il tenait encore les morceaux brisés, M. Vernet murmura, non sans tristesse :
- Est-ce enfin devenir sage, est-ce perdre déjà le goût de vivre ?

Jules Renard, Histoires naturelles, 1896

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Arion



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