Après son retour définitif de France en 1910, alors que, de ses propres dires, ni Matisse, ni Picasso ne l’ont beaucoup intéressé, Edward Hopper peint en 1914 cette composition assez unique dans son travail, Soir Bleu (exposition au Palazzo Reale de Milan jusqu’au 31 janvier*). Il se dégage des pièces plus laborieuses de ses débuts, travaux sur le paysage un peu studieux, même si l’Escalier du 46 rue de Lille (1906) a en germe toute son approche future sur les espaces clos, les enfermements. Soir bleu semble donc être une maturation, une rupture, mais qui n’aura pas de postérité : le tableau est mal reçu par la critique et Hopper va se défaire de ce style trop français et commencer ses compositions américaines. Mais l’étonnante structuration de l’espace dans Soir Bleu est une annonce du génie des lieux dont Hopper fera montre toute sa vie. Le haut du tableau semble occupé par de l’informe, une bande bleuâtre de montagnes, semble-t-il et les lampions aux contours éclatés par la lumière ; cet espace peu structuré est séparé du reste de la scène par une barrière blanche, droite, régulière, une frontière. D’un côté, la femme, prostituée sans doute, décolletée, outrageusement maquillée, tragique. De l’autre, les dîneurs, un couple élégant qui vient s’encanailler, un homme seul qu’un dessin préparatoire voisin désigne comme ‘le maquereau’ et la rencontre improbable d’un rapin (provenant lui aussi d’un autre dessin), un officier et un Pierrot, triste ben sûr. Alors que le maquereau, séparé des autres par la ligne verticale d’un poteau, est absorbé dans ses pensées ou son ivresse, les autres forment un tout, où regards, désirs, pulsions se lisent à livre ouvert. Ici, la psychologie est peut-être plus évidente, plus lisible que dans ses toiles emblématiques, l’expressionisme de la touche et des couleurs la fait ressortir avec force, on n’est pas encore dans le registre de la froideur un peu puritaine
qu’il adoptera ensuite.
Non que ces tableaux futurs soient dépourvus d’érotisme, mais les femmes dures et sculpturales qu’il peindra (dont le modèle est Jo, sa femme ?) peuvent inspirer du désir, mais ne s’y soumettront jamais. Ainsi cette Woman with Sun, à la nudité baignée d’un soleil diabolique, froid et peu sensuel, est l’antithèse des baigneuses offertes au désir du peintre ou du regardeur, c’est une vierge froide au regard dur, malgré le lit défait et la chaussure renversée.


Je veux mentionner au passage Apartment Houses East River (1930) où Hopper traduit l’architecture de cet ensemble d’une manière scandée et presque musicale,qui, à mes yeux, évoque le minimalisme structural.

On serait tenté de croire que Hopper est un hyperréaliste retranscrivant fidèlement les structures des pièces et des immeubles, et les effets de la lumière naturelle sur eux. Or Gustave Deutsch a voulu reconstituer les chambres peintes par Hopper, et la démonstration en est faite dans une salle de l’exposition ; si la dimension interactive est sans doute un peu trop ludique, la série de petites maquettes présentées là est éloquente : les angles des piècesne peuvent pas être droits, les murs ne peuvent pas être parallèles, et les rayons du soleil ne peuvent pas éclairer ainsi. En somme, Edward Hopper est un grand illusionniste ! Peut-être le voit-on déjà dans Soir Bleu…
* puis à Rome du 16 février au 13 juin, et à Lausanne du 25 juin au 17 octobre.
