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Le bon géant

Par Mafalda

Le royaume des Amaranthes jaunes était gouverné par un bon roi qui faisait le bonheur de ses sujets. Noussapin n'avons trouvé nulle part le nom de ce roi et la situation de ce royaume, parce que, comme le dit une vieille chanson, les rois heureux n'ont pas d'histoire.
La capitale de cet heureux pays était située au pied d'une montagne. De l'autre côté de cette montagne habitait un géant, qui avait quatorze pieds de hauteur ; il demeurait dans une grotte que la nature avait creusée et qu'il avait agrandie. Il en avait fait un séjour très confortable qui valait bien en son genre le palais du roi.
Ce géant était un brave homme comme le sont la plupart des hommes qui sont de grande taille ; il avait toutefois un petit défaut ; il était mysanthrope, c'est-à-dire qu'il détestait l'espèce humaine. Il était trop honnête pour lui faire du mal, mais la détestait trop pour lui faire du bien. Mais, me demanderez-vous, quel bien aurait-il pu faire à ses voisins du royaumes des Amaranthes jaunes ? Avez-vous donc oublié les mémorables exploits de Gulliver chez les petits hommes de Lillipur, comment il ramena et rapporta un jour la flotte des Brobdignaquois, comment il sauva le roi de Lilliput qui allait être dévoré par une bête féroce ? D'ailleurs un poète des plus célèbres dont j'ai aussi oublié le nom n'a-t-il pas dit :

L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux !

En temps ordinaire, le géant ne donnait d'autre preuve de son humeur solitaire, que sa solitude même. Si on lui parlait, il vous tournait le dos ; si on allait le voir, il s'enfermait chez lui ; et si on frappait à sa porte, il répondait d'une voix à fendre les vitres et à faire tomber une pile d'assiettes : "Je n'y suis pas". On voyait bien qu'il y était, mais c'était justement là une raison pour ne pas insister. Après tout, on ne sait pas ; un géant peut casserr un homme en deux, rien qu'en plaisantant avec lui ; que sera-ce s'il se met en colère !
Mais chaque année, aux environs de Noël, la mauvaise humeur du géant prenait un caractère aigu. Le vent lui apportait sous forme d'émanations odorantes un spécimen de toutes les bonnes choses qui se préparaient en ville pour fêter Noël, et chacune de ces émanations lui donnait un accès de colère. Bref, de peur de faire des sottises, irréparables à cette époque, il avait l'habitude d'aller faire un tour dans son pays, et il y restait huit jours.
Cette année, c'est-à-dire en 10845 avant notre ère, (vous voyez que ce n'est pas d'hier), et le 20

ogre
décembre, le géant était occupé à faire sa malle, qu'il devait ensuite porter lui-même au chemin de fer...
- Mais, monsieur le conteur, il n'y avait pas de chemin de fer en ce temps-là.
- Il y en avait au royaume des Amaranthes jaunes. D'abord dans un pays où il y a un homme de quinze pieds, les chemins de fer ne sont nullement une merveille. Si vous m'interrompez toujours, je fais comme le géant, je  boucle ma malle, qui est pleine de contes, et je vais passer huit jours dans ma famille, après avoir écrit sur ma porte : La suite au prochain numéro.
- Monsieur le conteur, nous vous promettons d'écouter sans faire d'objections.
- C'est bien, alors je continue. Le roi, qui était aimé de tout le monde, était fort vexé de cette conduite du géant. Il se disait : il n'est pas dans tout mon royaume un seul moutard qui ne m'apporte ses souhaits et son présent de Noël, et qui ne reçoive de moi un souvenir. Il n'y a que cette espèce d'ogre. Mais il n'aura pas le dernier mot. Je ne veux pas lui déclarer la guerre, car toute ma poudre a été dépensée au 14 juillet pour tirer le feu d'artifice, tous mes canons ont été plantés dans le sol pour faire des grilles autour des monuments, et mes soldats ont tous été versés dans le régiment des pompiers. Mais à défaut de la force, il me reste la ruse. A moi Machiavel ! à moi tous les grands trompeurs qui ont dupé l'univers.
- Monsieur le conteur, il nous semble que Machiavel était de Florance et qu'il vivait au XVIe siècle.
- Sans doute ; il y eu des Machiavel à toutes les époques, et aussi bien cent siècles avant notre ère que seize siècles après. Il y en aura toujours ; d'ailleurs, si vous tenez à la fin de mon histoire, écoutez-là jusqu'au bout.
Aussitôt le roi lança une proclamation par laquelle il promettait à l'homme qui réussirait à amener le géant, autant d'or qu'il pourrait en porter.
Un petit savetier seul fut tenté par cette promesse ; il alla trouver le géant, qui était entrain de mettre ses bottes. Au moment de chausser celle du pied gauche, il l'examina et reconnut que le talon en était tordu et la semelle percée. Le petit savetier lui offrit ses services.
- Tu viens au bon moment, dit le géant au savetier, je pars demain. Fais-moi une paire de bottes. Mais non, ne me la fais pas ; jamais elle ne sera prête.
- Monseigneur, dit le savetier, vous ignorez mes rares talents. Je suis capable de faire ce que vous me demandez, mais vous me le payerez sa valeur.
- Allons, dis ton prix.
- Eh bien, monseigneur, si je vous fais vos bottes pour demain, vous consentiriez à venir passer un jour ou l'autre les fêtes de Noël chez le roi des Amaranthes jaunes.
- Cela demande réflexion. Enfin, pourvu que ce ne soit pas le jour même de Noël, c'est entendu. Mets-toi à l'ouvrage ; si tu veux travailler ici, tu trouveras du cuir et les outils.
Et le petit savetier se mit à la besogne.
Le savetier, comme nous l'avons dit, était habile ; mais encore plus vantard qu'habile ; et comme il n'avait point l'habitude de faire une paire de bottes en 24 heures, et encore moins celle de chausser en ce court délai des hommes de quatorze pieds de haut, il fit ce qu'on fait quand on se dépêche trop, il apporta la paire de bottes finie, mais mal faite. Quand le géant voulut la mettre, l'une des bottes était si étroite, qu'il la fendit du haut en bas, l'autre était si large qu'il eût pu aisément y mettre les deux jambes ensemble, et s'en aller dans son pays à cloche-pied. Mais au lieu de voyager de cette manière, il préféra se mettre en colère et apostropha le petit savetier :
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- Savetier de quatre sous... commença-t-il.
Le savetier n'en voulut pas entendre davantage, il se sauva à toutes jambes, et comme il était mieux chaussé que ne le prétend le proverbe, il ne fut pas longtemps à se mettre hors de portée du géant. D'ailleurs, celui-ci, qui était une bonne pâte d'homme, n'avait d'autre but que de faire peur aux prétentieux Crépin.
L'artiste en vieux souliers revint donc bredouille.
Mlle Lilette fut la plus heureuse. Elle se rendit auprés du géant qui avait fermé sa porte, après avoir écrit dessus : je n'y suis pour personne. Elle frappa ; il ouvrit avec la ferme résolution d'aplatir l'intrus qui se permettait de venir l'ennuyer. Il ne vit pas cet intrus : Mlle Lilette n'avait que deux pieds de hauteur ; il est vrai qu'elle n'en était que plus gentille.
Le géant eut beaucoup de peine à l'apercevoir ; cela fait il la prit doucement, l'approcha de sa grande barbe, et d'une voix capable de faire tourner un moulin, bien qu'il cherchât à l'adoucir pour ne pas effrayer l'enfant, il lui demanda :
- Qu'est-ce que tu veux, ma petite ?
- Ze veux, dit-elle que tu viennes cèz nous : ça sera bien zoli, et mon papa m'a dit que si ze t'amenais, le roi me donnerait un plein panier d'écus. Mon papa n'est pas rice, et maman non plus.
Le géant se grattait le bout du nez, il était déjà à moitié décidé.
- Veux-tu venir, dis ? demanda l'enfant, de sa voix la plus caline.
- Allons, c'est dit, tant pis, j'y vais, s'écria-t-il. En route, mauvaise troupe.
Et ayant mis l'enfant dans la poche de sa pelisse chaudement fourrée, ayant pris ses gros gants de laine et son bâton, le géant se mit en marche pour aller passer la fête de Noël au royaume des Amaranthes jaunes.

J. BLERET


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