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Carnesalve

Publié le 10 janvier 2010 par Menear
eyeswideshut-2-57f7c.jpgContre-jour est une immense machinerie saturée de pistons et cylindres, vapeur et suie dégoulinant des appareils de mesure, et cette machine n'a qu'un seul but : amorcer le changement de siècle, passer de 19 à 20 dans l'échelle du temps et ouvrir vers ce qu'hier encore on appelait demain. Superbe exemple ci-dessous, qui appelle un siècle de transgression (Ne sommes-nous pas le monde à venir ?), déjà prêt à révéler la vie secrète des masques.
Tard le soir, ils restaient allongés à regarder les lumières, mobiles et immobiles, que reflétaient les canaux.
« Quels doutes pouvais-tu avoir ? » dit-elle tout bas. « J'ai aimé des femmes, comme tu as aimé des hommes - »
« Peut-être pas ''aimé'' - »
«  - et alors ? Nous pouvons faire ce que nous imaginons. Ne sommes-nous pas le monde à venir ? Les règles de bonne conduite sont pour les mourants, pas pour nous. »
« Pas pour toi, en tout cas. Tu es beaucoup plus courageuse que moi. »
« Nous serons aussi courageux qu'il le faudra. »
(…)
Ici, à minuit, entre le samedi saint et le dimanche de Pâques, commençait le contre-Carnaval secret connu sous le nom de Carnesalve, non pas un adieu mais un accueil enthousiaste fait à la chair, dans toutes ses promesses. Comme objet de désir, nourriture, temple, porte donnant sur des états au-delà de la connaissance immédiate.
Sans aucune interférence des autorités, ecclésiastiques ou civiques, tous ceux qui se rendaient là succombaient à un impératif masqué, leur maîtrise des identités se délitant jusqu'à se perdre complètement dans le délire. Finalement, après un jour ou deux, on comprenait qu'il avait toujours existé un monde distinct dans lequel les masques étaient les vrais visages de tous les jours, des visages obéissant à leurs propres lois d'expression, qui se reconnaissaient entre eux - une vie secrète des masques. Ce n'était pas tout à fait comme pendant le Carnaval, quand les civils pouvaient feindre d'être membres du Monde masqué, et emprunter un peu de cette distance hiératique, cette intimité profonde avec les rêves inexprimés des masques. Pendant le Carnaval, les masques témoignaient d'une indifférence privilégiée au monde de la chair, auquel après tout l'on disait adieu. Mais ici à Carnesalve, comme dans l'espionnage, ou telle aventure révolutionnaire, le désir du Masque était d'être invisible, tout sauf menaçant, être transparent et cependant impitoyablement trompeur, car sous sa sombre autorité le danger régnait et tout était transgressé.
Thomas Pynchon, Contre-jour, Seuil, trad : Claro, P.982-983.

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