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Les "annales" de thoutmosis iii - 5. mégiddo, des lettres et des chiffres ...

Publié le 12 janvier 2010 par Rl1948
   Il existe, depuis mon adolescence, une émission ludique devenue quotidienne, une des meilleures, une des plus anciennes assurément puisque toujours proposée par la télévision française et heureusement relayée par TV 5, créée au milieu des années soixante par Armand Jammot et aujourd'hui encore appelée "Des chiffres et des lettres".
   C'est ce titre plutôt que le jeu qu'il recouvre qui m'est revenu à l'esprit au moment de rédiger ce deuxième volet consacré aux événements de Mégiddo.
   Souvenez-vous, amis lecteurs, la semaine dernière, dans mon article de rentrée, après vous en avoir donné les prémices les trois mardis successifs qui clôturèrent l'année 2009, - les 1er, 8 et 15 décembre -, j'ai abondamment relaté sous un jour spécifique les événements qui se déroulèrent au pied de la place forte de Mégiddo, actuellement Tell el-Mutteselim, à quelque quatre cents kilomètres des frontières égyptiennes : là, sans trop de peine et après toutefois un siège de sept mois, le jeune roi Thoutmosis III, inaugurant la première de ses dix-sept campagnes successives au Proche-Orient, contraignit les troupes coalisées sous la direction du prince de Qadesh à reconnaître la toute-puissance de l'Egypte sur ces régions asiatiques.

     Des événements, je vous donnai en quelque sorte les lettres en  faisant uniquement référence à une partie d'un texte connu
dans le landerneau égyptologique sous l'appellation de "Mur des Annales" gravé, entre autres endroits, sur les parois du sanctuaire de la barque d'Amon, dans le temple de Karnak ; et promis, avant de prendre congé, d'aujourd'hui vous en proposer un semblant de bilan : les chiffres, donc.   
   En effet, si la relation de cette incursion thoutmoside en Syro-Palestine, oeuvre apologétique s'il en est, constitue pratiquement la seule de toutes les percées que mena le souverain en terres étrangères qui, de manière chronologique et détaillée, fit l'objet d'un minutieux compte rendu, elle présente comme la majorité des autres campagnes d'ailleurs, l'inestimable avantage de fournir, tout aussi minutieusement, une liste du butin dont s'empara l'armée égyptienne quand, devant la charge de ses archers, les coalisés n'eurent d'autres recours que celui de s'enfuir, escomptant se réfugier à l'intérieur des fortifications de Mégiddo, après avoir tout abandonné dans la plaine.
Butin, ne le perdons jamais de vue, retrocédé au dieu Amon aux fins de le remercier d'avoir non seulement armé le bras royal mais, surtout, de l'avoir rendu victorieux.

     Ceci étant, je vous rassure tout de suite, amis lecteurs, je vous en épargnerai ce qui pourrait être considéré comme une fastidieuse nomenclature et n'épinglerai que quelques points me permettant d'aborder avec vous deux ou trois notions nouvelles.
   En évoquant ici à plusieurs reprises l'attachante personnalité de Jean-François Champollion (1790-1832), notamment par le truchement de certains articles publiés en septembre 2008 ressortissant à la rubrique "L'Egypte en France", j'ai eu l'opportunité d'indiquer que, lors de son voyage en Egypte,
très peu de temps avant son décès, dans le but premier de vérifier in situ la bonne application de la méthode de déchiffrement des hiéroglyphes qu'il avait mise au point quasiment sa vie durant, il  prit d'abondantes notes et dessina tout ce qui lui sembla digne d'intérêt pour la science égyptologique qu'il contribuait à faire naître.  
   Il visita forcément Thèbes, de part et d'autre du Nil et, sur la rive droite, l'incontournable temple d'Amon-Rê : "Là m'apparut toute la magnificence pharaonique, tout ce que les hommes ont imaginé et exécuté de plus grand.
   Tout ce que j'avais vu à Thèbes, tout ce que j'avais admiré avec enthousiasme sur la rive gauche, me parut misérable en comparaison des conceptions gigantesques dont j'étais entouré
(...)
   Il suffira d'ajouter, pour en finir, que nous ne sommes en Europe que des Lilliputiens et qu'aucun peuple ancien ni moderne n'a conçu l'art de l'architecture sur une échelle aussi sublime, aussi large, aussi grandiose, que le firent les vieux Egyptiens ...", écrit-il à son frère Jacques-Joseph dans une lettre du 24 novembre 1828.

    
Quelques années après la disparition du savant découvreur des arcanes de l'écriture égyptienne, de l' "inventeur" comme dit le Droit, c'est précisément ce frère et mentor qui publia les deux volumes des "Monuments de l'Egypte et de la Nubie. Notices descriptives conformes aux manuscrits autographes rédigés sur les lieux", dans le second desquels j'ai pris, pour illustrer mes propos à venir, un cliché de la page 156 :


  
   il s'agit en fait de la transcription que fit Champollion devant le "Mur des Annales" et, plus précisément, du début de la liste de ce qu'emporta l'armée de Thoutmosis III en guise de butin en provenance de Mégiddo.
   Vous avez bien lu "du début de la liste" : en effet, comme précisé d'emblée, mon objectif aujourd'hui consistant
à mettre en exergue quelques données nouvelles plutôt que vous lasser par souci d'exaustivité, je ne compte pas passer au crible tout ce dont l'armée s'empara sans peine aucune.
   Vous m'autoriserez, dès lors, à ne pas m'attarder sur les 924 chars plaqués d'or ou non, enlevés à l'ennemi, sur les cuirasses en bronze de l'un ou l'autre prince "vaincu" ou en cuir portées par les simples soldats, sur le mobilier, sur les statues en argent ou en ébène recouvert d'or, sur les cruches et autres vases divers ... Maints ouvrages s'épanchent à l'envi sur cette provende rapidement acquise, alignant comme sur un livre de comptes les quantités des différentes pièces triomphalement ramenées à Amon.
     J'ai préféré - toujours mon côté viscéralement didactique ! - arguer de cet inventaire pour, dans un premier temps, très simplement vous initier aux premiers rudiments de la mathématique égyptienne. Et, consubtantiellement, évoquer l'une ou l'autre coutume inhérente aux pratiques militaires.   
      
   Commençons par tout logiquement analyser les deux premières colonnes de droite, - le texte original se lit de droite à gauche, rappelez-vous -, dans l'agrandissement d'une partie de la transcription réalisée à Karnak par Champollion que je vous soumets ci-dessous.

   La première d'entre elles nous propose un ensemble de cinq hiéroglyphes suivis du dessin d'un personnage agenouillé, les mains entravées derrière le dos : il constitue le déterminatif du terme égyptien seqer, que nous traduisons par "prisonnier, captif étranger". La croix ansée qui le précède signifie que l'homme est bien vivant, tandis que les trois petits traits verticaux, placés juste en dessous, vous lne l'ignorez plus maintenant depuis un certain temps déjà, figurent  ici la marque du pluriel.
   Ici, parce que vous retiendrez que ces barres verticales, prises séparément, pourraient tout aussi bien représenter la notion mathématique d'unité : un, deux, trois ... Mais comme, à l'opposé de nos pratiques actuelles, les Egyptiens écrivaient leurs nombres en commençant par les chiffres les plus grands, il serait totalement impossible que "trois" apparaisse avant d'autres.  

   Venons-en, précisément, à ces nombres qui en deux lignes clôturent la colonne : vous remarquerez qu'est répété trois fois le hiéroglyphe de la corde enroulée (V 1, dans la liste de Gardiner)  surmontant quatre fois celui du
petit arceau (V 20 de la même liste).

   La corde définissant la notion de centaine et l'arceau celle de la dizaine, il nous faut donc ici comprendre  3 x 100, suivi de 4 x 10 :  donc, 300 + 40 ; ce qui, au total, nous donne un nombre de 340 prisonniers vivants que Thoutmosis III ramena en Egypte.
   J'ajouterai que la formulation adoptée par l'écriture égyptienne diffère de la lecture que nous en faisons dans la mesure où il n'est pas écrit "340 prisonniers vivants", mais bien "prisonniers vivants 340". Le plus souvent, d'ailleurs, à la différence de notre présent exemple, le substantif précédant l'adjectif numéral cardinal garde la marque du singulier. Ce qui, traduit en français, s'écrirait "prisonnier vivant : 340".

     A la gauche de cet ensemble, la deuxième colonne fait état d'une situation quelque peu plus problématique. Qu'y voyons-nous en réalité ? Une main, suivie de deux hiéroglyphes qui nous permettent de lire le mot djéret, en égyptien. Puis, d'un nombre qu'avec facilité vous aurez très vite traduit : huit fois l'arceau que nous connaissons déjà, donc 8 x 10, et  les trois traits verticaux qui, ici,  doivent être considérés comme représentant chacun une unité : donc 80 + 3.
Quatre-vingt-trois mains.
Qu'est-ce à dire exactement ?
   Et oui ... vous l'aurez certainement compris : les Egyptiens pratiquèrent cet acte inutilement barbare de procéder à l'ablation de la main droite des ennemis tués permettant à un scribe comptable d'ainsi les dénombrer en vue d'établir ce que nous pourrions appeler aujourd'hui des statistiques !

  
C'est précisément cette scène de macabre comptabilité que propose le  relief en creux ci-dessus,  document que j'ai emprunté à un remarquable dossier consacré à la bataille de Qadesh qui, au XIIIème siècle avant notre ère, vit s'opposer Ramsès II aux forces armées hittites, et que l'égyptologue belge, le Professeur Claude Obsomer propose sur le Net : sur un bloc du mur nord du temple du souverain en Abydos, nous distinguons l'amoncellement de mains ainsi tranchées que compte et note sur ses tablettes un scribe préposé à cet exercice particulier.
   (
Qu'il me soit permis d'ouvrir cette parenthèse afin de vivement remercier pour l'extrême cordialité avec laquelle il m'a autorisé à importer ici son cliché d'Abydos, le Professeur Claude Obsomer, de l'Université catholique de Louvain. Belgique.)

   Parfois aussi, plutôt qu'en tas, le lapicide représentait les mains tranchées en une sorte de bouquet ...
   Pis ! Comme si cette première mutilation ne suffisait pas !
   Nous lisons en effet, toujours chez Champollion, une autre lettre également destinée à son frère, rédigée depuis Medinet Habou où, 
le 30 juin 1829, il visite le temple de Ramsès III. Missive dans laquelle, décrivant les tableaux d'une bataille contre des ennemis asiatiques, il traduit les hiéroglyphes qu'il découvre se rapportant à une scène précise :

  
"Conduite des prisonniers en présence de Sa Majesté : ceux-ci sont au nombre de mille ; mains coupées, trois mille ; phallus, trois mille ..."
     Indéniablement donc, à en  croire le texte,  les soldats égyptiens ne se contentaient pas des seules mains droites pour exciper de leur bonne foi de vainqueurs : ils sectionnaient également les parties génitales des  ennemis morts au combat !
       
   Ceci étant, et pour revenir à Mégiddo, les plus optimistes d'entre vous pourront toujours estimer que 83 tués lors d'un conflit ne représentent pas vraiment un nombre démesurément important. Bien sûr, si je compare avec d'autres guerres de l'époque antique, cela peut paraître ridiculement dérisoire ; il n'en demeure pas moins vrai que pour les familles de ces 83 malheureux, ce fut assurément une catastrophe humaine ... 
   Poursuivons à présent notre lecture des renseignements fournis par Champollion en abordant la troisième colonne. Quelques éléments connus, parmi les hiéroglyphes, mais aussi un nouveau.
   Les plus assidus d'entre vous se souviendront peut-être de l'article que j'avais publié voici deux mois en guise d'introduction à l'étude des derniers ostraca figurés qu'il me restait à vous proposer  de la vitrine 1 de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre : ceux concernant les chevaux. J'y avais en effet fait allusion à la graphie du terme "cheval", sesemet en égyptien, en reprenant un extrait de l'ouvrage de l'égyptologue allemand Kurt Sethe qui avait lui aussi colligé le texte des "Annales" de Thoutmosis III : ce jour-là, en fait, commençait la longue digression 
à propos des différentes campagnes militaires du souverain dont j'étais loin de m'imaginer qu'elle nous occuperait toujours aujourd'hui ...
   Vous m'autoriserez, amis lecteurs, à ne point ici reprendre le processus d'explication sémantique développé dans ce billet du 10 novembre 2009 pour, immédiatement, porter mon regard sur ce qui apparaît sous le déterminatif du cheval dans la colonne centrale de l'agrandissement ci-dessus.
     Vous retrouvez les arceaux notifiant les dizaines, 4 en tout, et un seul trait vertical pour l'unité : de sorte que sans la moindre difficulté, vous lisez 41. Rien là que du connu !
     Toutefois, vous aurez noté qu'à l'avant-dernière ligne, à deux reprises, un nouveau signe hiéroglyphique a été esquissé, plutôt que correctement dessiné, par Champollion : il s'agit de la tige de la fleur de lotus (M 12 de la liste de Gardiner) qui correspond à l'adjectif numéral 1 000.
     Et donc, l'armée pharaonique s'en revint chez elle avec, nombre considérable, 2 041 chevaux pris à l'ennemi ; auxquels il faut ajouter, quatrième colonne, des poulains : 191 et, dans la dernière, tout à la gauche du cliché, 6 étalons, très prisés dans les haras des souverains égyptiens de l'époque. Vous remarquerez également que quels que soient les termes choisis pour différencier  tous ces équidés, c'est bien tout naturellement la représentation du cheval lui-même qui toujours sert de déterminatif.     
  
   Les troupes capturèrent aussi du bétail appartenant à la ville de Mégiddo. C'est, dans le premier cliché de la page 156 que je vous ai montré au tout début de notre présent entretien, ce que nous prouvent les colonnes 14, pour les bovins, 15, pour les chèvres et 16, pour les moutons.
     Je faisais aussi d'entrée allusion aujourd'hui au célèbre jeu de la télévision française.
Pratiquons-en une mouture particulière, voulez-vous ? Je vous ai en quelque sorte fourni les lettres, avec les catégories animales ci-dessus évoquées dans chacune des trois dernières colonnes ; à vous, maintenant de me proposer les chiffres afférents : sachant qu'au bas de la colonne 16, Champollion a (relativement mal) dessiné le pouce dressé (hiéroglyphe D 50 de la liste de Gardiner) qui matérialise la notion de dizaine de milliers, je vous convie donc à me donner le nombre exact de bovidés, de chèvres et de moutons qui, selon le texte des "Annales", firent ainsi connaissance avec les rives du Nil dès le retour triomphal de l'armée égyptienne sept mois après son départ le 25 du quatrième mois de la saison "peret" de l'an 22 de Thoutmosis III, soit fin mars 1458 avant notre ère.
     Retrouvons-nous mardi prochain, le 19 janvier, pour la solution de ce jeu, reconnaissez-le, d'une déconcertante facilité ... 
 

 
   
  (Champollion : 1974, 156 ; id. : 1987, 160-1 et 360 ; Grandet : 2008, 90-4 et 301-3 ; Grandet/Mathieu : 1990, 265-7 ; Sethe : 1984, 704 ; Valbelle : 1990, 138)



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