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Verdict : Le Livre d'Eli

Par Kilgore
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Je voudrais pouvoir affirmer sans réserve que je suis un heureux veinard, parce que j’ai pu découvrir avec quelques semaines d'avance le dernier film des frères Hugues (sortie le 20 janvier prochain). Mais le fait est qu'on ne saurait complètement parler de chance cette fois-ci (une opportunité n'est pas toujours une chance). Comme nombre d'ados de ma génération, le Menace II Society des frérots m'avait marqué - à l'époque c'était radical. Comme pas mal de lecteurs assidus d'Alan Moore, j'avais trouvé singulièrement dispensable leur adaptation de From Hell. Bref, je me présentais sans attente démesurée, mais avec un intérêt sincère, un léger tremblement d’impatience, devant ce nouveau film post-apocalyptique, porté par le robuste Denzel et le non moins honorable  Gary Oldman. Certes, quand ils sont mal dirigés ces deux-là sont capables de cabotiner plein pot, mais mieux vaut un cabot flamboyant qu'un héros/méchant rassis et sans relief, et j’ai en mémoire suffisamment de bons souvenirs pour les défendre mordicus en toute circonstance.

Revenons au Livre d'Eli.

Eli, c'est donc Denzel, mi-prophète mi-ninja, qui trimballe avec un stoïcisme d'invincible moine guerrier la dernière lueur d'espoir de l'humanité sur des routes désolées, au milieu de paysages torturés, de néo-bleds de l'Ouest sauvage et de bandes de mongolos illettrés qu'il tronçonne au coupe-coupe - mais avec le respect de l’humain et du divin chevillé au corps, hein - entre deux répliques bien senties. Le dernier espoir, c'est un livre. Le dernier exemplaire d’un livre, qu’Eli préserve de l’anéantissement. Ce n'est pas vous gâter le suspense que de vous dire que ce livre, c’est Le Livre (il réserve des surprises, mais son identité ne fait jamais le moindre doute). Quoi, à voir Denzel psalmodier, vous pensiez qu’il méditait Le Théétète, vous ?

Eli a une mission (divine), dont on va malheureusement apprendre à se foutre au fil du film, malgré quelques péripéties, gunfights et close-combats avec force chorégraphies et travellings (c'est ça les vrais croyants, tu passes un film à les dégommer, et ça te récite encore le Lévitique...).

Cependant le début n'est pas mauvais. Que voulez-vous, je suis bon client : balancez-moi quelques scènes saignantes, des panoramas poussiéreux de monde ravagé, de larges perspectives hantées de tôle rongée, une lumière saturée d'effets, une pluie de cendres ou un soleil de plomb pour coiffer le tout, parsemez l'ensemble de dégénérés en haillons assez ringards pour s'en prendre à l'impassible héros solitaire, et je reste vissé sur mon siège, parce que le cocktail fin du monde + western rehaussé d’un zeste de mysticisme, ça reste un sain divertissement. Ajoutez un travail notable sur les effets sonores, plutôt cinglants, et au bout de quinze minutes on a le droit de se dire que, si ce n’est pas bouleversant de nouveauté, se laisser porter n'est pas déplaisant.

Mais les choses se gâtent. Pour résumer : aucune invention, donc aucune surprise, donc aucun impact, donc aucune portée. Pas vraiment de rythme non plus, parce qu'il ne suffit pas d'alentir pour atteindre la majesté, que la linéarité du récit est ici handicapante, que ce dernier n’implique pas efficacement le spectateur, et donc ne le touche pas. Le Livre d'Eli est un recyclage pas très palpitant de formules hollywoodiennes tendance ou éternelles, interprété par des acteurs qui tendent à s'auto-parodier, en pataugeant au milieu d'incohérences qui jurent d'autant plus que le film se soucie d'être cohérent… Mila Kunis, néo-Angelina Jolie du pauvre dont le rôle est particulièrement fadasse et stéréotypique (enfin, il faut bien que le héros, obnubilé par sa mission, finisse par se soucier de ce(ux) qui l'entourent), se balade en slim seyant, son charmant regard souligné par un eyeliner discret, dans un monde où le shampoing, nous est-il dit, a disparu. Certains réflexes ont la vie dure. Ne manque plus qu'un placement de produit cosmétique (on a déjà le tonitruant porte-voix Motorola, remarquez). En tout cas, on est heureux de pouvoir vous annoncer que contrairement à la plupart de leurs propriétaires, les lunettes de soleil survivront plutôt bien à l'apocalypse (garanties sans rayures trente ans après que le monde ait succombé à ses péchés). Passons. Plus gênant, alors même que le scénariste et le directeur artistique se sont visiblement démenés pour qu'on pige bien que l'humanité vit dans des débris de civilisation, dont chaque parcelle est devenue un trésor, on finit par traquer quand même les invraisemblances dans l’univers du film, et on ne ressent finalement jamais la peine que représente le seul fait d’y survivre (dans un film qui se rapproche du survival, c'est gênant). Et puis je n'aime pas voir Tom Waits réduit à jouer les utilités, lui qui apportait tant au dernier Gilliam.

On en arrive au verdict : quelques scènes approximativement réussies ne peuvent sauver l'ensemble, qui manque cruellement de souffle. L'évidence est là, sous notre nez : on finit par s'en foutre un peu d'Eli, de son affrontement avec l'autre (déjà oublié son nom, sorry Gary), et de sa quête, qu’on suit sans déplaisir, mais dans une relative indifférence. On s'en fout d'autant plus qu'il y a moins de deux mois sortait la remarquable adaptation de La Route (un monde post-apocalyptique, une longue marche, une lueur d'espoir "universelle", là aussi), retenue, sobre, jusqu'à toucher l'os, le désespoir vrai, l'impossibilité de toute compassion, l'inhumanité radicale. Le Livre d'Eli n'a pas pu copier La Route, et, nettement plus musclé dès le départ, il n'a évidemment pas le même projet. Toutefois les deux films ont visiblement puisé aux mêmes sources (visuellement, cf l’ouverture d’Eli, dans la forêt), mais pas avec la même réussite. Du coup le film des Hugues, spectacle hollywoodien terriblement prévisible, pâtit de la comparaison avec son devancier (pas de bol), qui ne cédait qu'avec mesure au spectaculaire (principalement par ses paysages), et prenait une autre ampleur (mais bon, encore une fois le projet n'est pas le même, et le film de Stephen Hillcoat transposait avec à la fois modestie et ambition un livre fort).

Soyons justes, il y avait pourtant de quoi faire, des idées-forces :

-le choc de deux générations, l'une ayant connu la vie d'avant, l'autre ne connaissant que la misère présente. Mais ces deux "espèces" sont ici trop semblables, pour que ne se trahisse pas le manque d'imagination des créateurs du film, lorsqu'il s'est agi de se figurer ce que seraient de tels humains, enfants/orphelins grandis sur des décombres, et qui ressemblent, au final, à n'importe quelle horde sauvage de bikers tarés ou à de vagues clodos maniant encore bien l'anglais pour des analphabètes, avec suffisamment de réflexes civilisationnels pour qu’on ne puisse pas dire qu’ils sont vraiment revenus à l’état sauvage, en dépit de leur violence. Et cependant j'aime assez entendre le personnage de Ray Stevenson (peut-être celui qui s'en sort le mieux), qui a vécu dans le monde d’avant, siffloter Ennio Morricone, comme un vague souvenir d'antan, un clin d'oeil pour une fois habile et signifiant, chez un personnage dont les failles auraient été intéressantes à creuser.

-bien évidemment, le thème majeur, le livre fait homme, l'homme devenu livre, ce personnage d'Eli, prophète d'une nouvelle épopée biblique, de temps nouveaux, mais prophète « atrophié » (pas un évangéliste ou un exégète, seulement une mémoire sur pattes préservant la doctrine d’une croyance qui n’en a peut-être pas besoin, tant elle est universelle, innée… Cela dit le geste de préservation qu’il accomplit pourrait suffire à insuffler une réelle puissance dramatique). Un matériau superficiellement exploité, qui se réduit très vite à une trame idéologique simpliste, à une bigoterie un peu primaire (la Bible sauvant l'humanité, énoncé basiquement, ça se discute un peu...). Au fond, que le Livre soit considéré comme une arme ou un espoir absolus, ce n’est pas si évidemment transcendant pour un spectateur. A vrai dire, si le héros avait porté la somme de toute connaissance humaine (une Universalis, chiche), l’impact aurait été plus profond chez un athée comme moi, quand bien même la Bible est sans doute le plus immense chef-d’œuvre littéraire du monde occidental.

Le patchwork western + Mad Max + Jason Bourne + La Route (et j'en oublie) s'achemine dès lors poussivement vers une fin parfois risible. On ferme le ban. Le Livre d'Eli se regarde... ou pas. D'autres ne partageront pas mon avis, peut-être sévère, sur un film qui n'a de mon point de vue pas le tort d'être mauvais, mais seulement de n'avoir laissé aucune marque en moi.

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