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Presque un des meilleurs romans de l'année... dernière - Lorris Murail - Nuigrave (Robert Laffont/Ailleurs & demain, 2009) par Lazare Bruyant

Par Fric Frac Club
Presque un des meilleurs romans de l'année... dernière - Lorris Murail - Nuigrave (Robert Laffont/Ailleurs & demain, 2009) par Lazare Bruyant Laissez tomber Bonnerave & son faux polar anthropologique à l'humour bidon, abandonnez Beigbeder sur le capot d'une voiture française striée de blanc colombien, laissez Marie Ndiaye envoyer des missiles berlinois sur Paris, oubliez Michon, il est trop bon & n'a pas besoin de nous, mettez Mauvignier de côté jusqu'à nouvel ordre... il vous faudra sans doute lorgner du côté de la SF pour tomber sur l'un des meilleurs romans français de cette rentrée qui n'en était pourtant pas. 2010 commence aussi par un livre qui avait sans doute peu de chance de finir aux places d'honneur de notre cher & tendre Club. Lorris Murail eut été une femme que tout le monde aurait été comblé. Moi le premier. Il est encore plus surprenant de constater, avec du recul, la satisfaction qui me réchauffa le cœur au moment de le placer dans ma liste de favoris lorsqu'avec toute l'objectivité dont je suis capable je me suis rendu compte que cet excellent Nuigrave était un roman presque gâché par un défaut de fabrication tenace, certes, mais qui méritait cent fois que l'on se penchât dessus.
On ne va pas ajouter de l'indigestion verbale à celle des fêtes qui commence à peine à se dissiper & essayer de faire court : résumé donc : & fissa : c'est la France dans pas très longtemps mais quand même assez pour que ça ne soit pas tout à fait pareil (petites trouvailles qui ont sans doute valu à Nuigrave d'avoir une jolie couverture métallisée...). C'est Arthur Blond, un rétroarchéologue enseignant à la faculté Aimé Jacquet & qui s'occupe de rendre aux pays pillés les milliers de trésors qui ornent les musées d'Occident & de Navarre (rétroarchéologie : élue meilleure trouvaille du livre). C'est Arthur qui se fait arrêter à la douane avec un patch de nicotine sur les fesses alors que c'est strictement interdit par la loi & qu'il devait se rendre en Égypte pour voir comment l'obélisque de la Concorde s'en sortait depuis qu'on l'avait renvoyé dans son désert natal. C'est Sidonie, l'ex d'Arthur, qui revient après tant d'années d'absence le plonger dans une sombre histoire de trafic avant de se faire dézinguer devant ses yeux (très belle scène au passage). C'est Arthur qui reprend, malgré lui, le flambeau laissé par Sidonie & disparaît pour mieux réapparaître vers la fin & c'est un "Ouf ! "de satisfaction pour tous les enfants. C'est un résumé, enfin, qui ne rend pas entièrement justice au travail de Murail (qui est aussi critique gastronomique... ça me semblait pertinent de le souligner) mais qui nous permet de respirer plus librement.
Maintenant. Presque un des meilleurs romans de l'année... dernière - Lorris Murail - Nuigrave (Robert Laffont/Ailleurs & demain, 2009) par Lazare Bruyant
Maintenant, il va bien falloir se pencher sur un paradoxe étonnant qui voudrait que Nuigrave soit un roman d'anticipation. C'est bien sûr partiellement vrai, mais les innovations « futuristes » sont en fait de simples projections à moyen terme de problèmes qui existent déjà aujourd'hui & que Murail s'amuse à étirer sur une vingtaine d'années. Nuigrave est un livre dont les enjeux sont d'une terrible actualité. L'une de ses anticipations les plus visibles, les plus insignifiantes aussi &, en tout cas, les plus évidentes, est l'interdiction totale & définitive de tout produit contenant de la nicotine. Dit comme ça cela paraît anodin, & ça l'est à coup sûr en fait, mais il se trouve que c'est aussi l'interrupteur qui allume la porte d'entrée. Activant le récit sur le mode de la boule de neige, le rétroarchéologue qui nous sert de héros va se retrouver au centre d'un trafic de coarcine, une plante dont est tirée une substance qui modifie la perception du temps, que tout le monde, sans mauvais jeu de mots, s'arrache & dont il ne reste plus que deux plants. L'idée de distorsion temporelle est ingénieuse lorsqu'on la replace dans le cadre du récit, elle oblige à adopter un regard de biais auquel le lecteur est rarement convié sans pour autant le déposséder totalement d'une réalité, disons, qu'il lui est encore confortable. La suite est un efficace tourbillon d'images brutales & familières : un état policier, une zone de non droit, le Petit Kosovo, où s'entassent des centaines d'immigrés clandestins (les lecteurs du Pas-de-Calais apprécieront le clin d'œil) & où Arthur Blond trouvera refuge & cigarettes, une industrie pharmaceutique peu scrupuleuse, de nouveaux émirs qui rachètent des capitaux occidentaux à tout va, un sentiment de culpabilité post coloniale un peu tardif mais qui cache de francs élans commerciaux & des fusils plein les poches...
Soudain ! & j'ai envie d'ajouter : Patatras ! cachée dans un chapitre gavé de détours, se trouve cette citation de Proust : « Comment cherchant sa pensée, sa personnalité comme on cherche un objet perdu, finit-on par retrouver son propre moi plutôt qu'un autre ? Pourquoi, quand on se remet à penser, n'est-ce pas plutôt un autre qui s'incarne en nous ? Pourquoi, entre les millions d'humains qu'on pourrait être, est-ce sur celui qu'on était la veille qu'on met la main ?// Peut-être la résurrection de l'âme après la mort est-elle un phénomène de mémoire ? ». Voilà, sans aucun doute possible & malgré tous les ponts tendus par le récit, la véritable proposition du livre. Mais.
Mais, de quelques manières que l'on prenne, de quelque façon que l'on joigne ses différentes thématiques entre elles (& elles sont nombreuses : roman policier, d'espionnage, histoire d'amour perdu, génétique verte, chronique socio-politique anticipée, pan ! pan ! les méchants...), le cœur de Nuigrave semble s'abîmer dans une perte irrémédiable d'identité, qu'elle soit individuelle ou, pour faire plaisir à M Besson, nationale. A défaut d'être un livre d'anticipation convaincant Nuigrave est donc un roman à l'actualité brûlante, lucide, qui ne cesse de se tordre le cou sur un passé refoulé & parfois encombrant de culpabilité dont personne ne sait quoi faire... On sent poindre un élan brillant coincé entre une mémoire dilatée, trop pleine, à la limite du gâtisme, qui ne demande plus qu'une seule chose : se vider & la dissolution de toute caractéristique élémentaire ou communautaire, quel qu'elle soit. Il faut bien ouvrir les mirettes pour ne pas perdre de vue les innombrables connexions qui semblent pourtant s'éloigner à chaque page & qui donnent au livre cette cohérence un peu bancale qui pourrait rebuter certains. Sans renier le plaisir évident de lecture que m'a procuré Nuigrave je ne peux m'empêcher de penser que c'est aussi un roman qui n'a pas pu livrer tout ce qu'il avait à donner. Voulant aller dans toutes les directions, il s'est sans doute perdu en chemin... s'est dispersé en tout cas & cela reste son gros défaut. Il n'en reste pas moins un très, très bon livre qui confirme les goûts éclectiques des lecteurs de la collection Ailleurs & Demain. Sauf en ce qui concerne les couvertures, mais ça, tout le monde le savait déjà.

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