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Le passeur d'eau

Par Apollinee

Le passeur d'eau, les mains aux rames,
A contre flot, depuis longtemps,
Luttait, un roseau vert entre les dents.

Mais celle hélas! qui le hélait
Au delà des vagues, là-bas,
Toujours plus loin, par au delà des vagues,
Parmi les brumes reculait.

Les fenêtres, avec leurs yeux,
Et le cadran des tours sur le rivage
Le regardaient peiner et s'acharner
De tout son corps ployé en deux
Sur les vagues sauvages.

Une rame soudain cassa
Que le courant chassa,
A flots rapides, vers la mer.

Celle là-bas qui le hélait
Dans les brumes et dans le vent, semblait
Tordre plus follement les bras
Vers celui qui n'approchait pas.

Le passeur d'eau, avec la rame survivante,
Se prit à travailler si fort
Que tout son corps craqua d'efforts
Et que son cœur trembla de fièvre et d'épouvante.

D'un coup brusque, le gouvernail cassa
Et le courant chassa
Ce haillon morne, vers la mer.

Les fenêtres sur le rivage
Comme des yeux grands et fiévreux
Et les cadrans des tours ces veuves
Droites de mille en mille, au bord des fleuves,
Suivaient, obstinément
Cet homme fou, en son entêtement
A prolonger son fol voyage.

Celle là-bas qui le hélait,
Dans les brumes, hurlait, hurlait,
La tête effrayamment tendue
Vers l'inconnu de l'étendue.

Le passeur d'eau, comme quelqu'un d'airain,
Planté dans la tempête blême
Avec l'unique rame, entre ses mains,
Battait les flots, mordait les flots quand même.
Ses vieux regards halluciné

Voyaient les loins 'illuminés
D'où lui venait toujours la voix
Lamentable, sous les cieux froids.

La rame dernière cassa
Que le courant chassa
Comme une paille, vers la mer.

Le passeur d'eau, les bras tombants
S'affaissa morne sur son banc,
Les reins rompus de vains efforts,
Un choc heurta sa barque à la dérive,
Il regarda, derrière lui, la rive:
Il n'avait pas quitté le bord.

Les fenêtres et les cadrans
Avec des yeux fixes et grands
Constatèrent la fin de son ardeur
Mais le tenace et vieux passeur
Garda quand même encore pour Dieu sait quand
Le roseau vert entre ses dents.

Emile Verhaeren, Les Villages Illusoires, 1895.

Source: Provinciaal Museum Emile Verhaeren ( www.emileverhaeren.be)

Que vous évoque cette poésie sublime? Vous êtes-vous jetés, à corps perdu, dans l'emphase qui est sienne. Je ne possède, je le confesse, la fibre poétique mais ne puis rester de marbre devant un texte si émouvant. Et vous donne rendez-vous, dimanche prochain, pour une émotion nouvelle : "Le vent. "

Apolline Elter


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