Carnets de déroute, suite

Chapitre 2, deuxième partie
Tambourin rivé sur la tête en guise de couronne, gueule hilare, voilà que déboule l’organiste fou des Agency tel un Arthur Brown satanico-pyrotechnique, il dansait, plié sur les touches de son clavier, tirant des notes stridentes et droguées, moi, j’étais au bord de la scène avec les artistes, les amis, les groupies, et même Louise des Plastiscines qui, perchée sur des jambes interminables de déesse pop, balançait un visage à la Nico, encadré de chevelures noires sombres, aussi raides que l’assistance toute entière. Les compositions s’enchaînaient sans véritable règle, Sourya + The Agency, The Agency + Sourya, ces derniers évoluant sur un mode plus magnétique là où les Agency agençaient leurs délires acidulés, quelque peu barrés dans un autre espace-temps ; l’ivresse générale se faisait joyeusement ressentir et votre serviteur n’échappait pas à cette sacro-sainte règle des soirées réussies loin, bien loin des rallyes versaillais alignant leurs mètres carrés de futurs cocus endimanchés et d’infectes rombières prématurées perpétuant la tradition infâme des impardonnables années 80. Enfin, après cette cohue lysergique, le groupe commençant à se battre avec quelques spectateurs avinés, émeute typiquement morrisonnienne, les uns se jetant dans la foule, tête couronnée d’un tambourin refaisant surface dans cette marrée humaine charriant dans une gestuelle désarticulée fans et musiciens portés aux nues, je disais donc après cette folle ruée vers l’or musical, Charles-Baptiste accompagné par Neïmo ou vice-versa (on ne savait plus très bien) ramena le calme avant de déchaîner les foudres et autres fièvres adolescentes pas encore répertoriées avec ses hymnes cabaret-pop-progressif aux accents punk-noisy plus qu’évidents. C’était l’alchimie parfaite, totale.  Le fluide passait, encore alcooleux, mais si suave, de la dentelle pianotée pour ses demoiselles. Rappelé à l’ordre par une conscience pas encore éteinte et qui martelait dans mon cerveau parti sans plus de réparties les obligations conjugales qui étaient les miennes, ma copine devant retourner dans le lit  des kilomètres de draps, je m’esquivais discrètement. Dehors, la rue était doucement froide, détrempée et surtout d’un silence abyssal. Je titubais sur le trottoir comme une ballerine affolée sur un chalutier un soir de tempête, le silence se rompit comme un charme, suspendu par le bruit caracolant d’une bouteille de bière, format « tristesse individuelle » qui roula alors à mes pieds, m’intimant l’ordre de m’arrêter. Dans un dernier sursaut de raison, celui du poivrot presque repenti, je me baissai pour ramasser l’objet en verre dont l’absence de toute étiquette n’avait pas éveillé les soupçons du loqueteux irresponsable que j’étais devenu en l’espace d’une soirée. Je portais le goulot à mes lèvres déshydratées par ce qui m’avait semblé être une promenade en plein désert, mais aucune goutte ne vint étancher ma soif de vampire de troquet. Un peu décontenancé, j’observai la bouteille d’un vert acidulé un long moment quand une minuscule tache apparut comme une illumination, ma vie défilant alors sous mes yeux, semblable à une pellicule en super 8, naissance confuse dans les cris et les flashs, jeunesse dorée et galonnée, écritures, longues improvisations prétentieuses, musique, lectures, Saint Augustin et autres pourvoyeurs de drogues philosophiques ; je m’empressais de frotter la tache annonciatrice avec ma manche. Un nuage multicolore s’échappa de l’orifice dans un bouillonnement vaporeux et lorsque les dernières volutes moutonnantes finirent de se dissiper, un curieux personnage apparut en flottant comme au-dessus d’une cigarette.
À suivre…