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James Ellroy surprend France Inter

Par Theatrummundi

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Le 11 janvier, j’ai entendu sur le service public de la radio – sur France Inter pour être exact, dans l’émission de l’espèce de sous-Michel-Drucker qui officie là le matin, un certain Demorand –, l’écrivain James Ellroy. Il y disait très franchement mais pas sans humour des choses éminemment contestables qui eussent placé tout écrivain français aux idées similaires face à ce dilemme : – Je biaise ou je m’écrase ? Ecrivain qui se fusse lui-même pris pour un héros en optant pour la première solution, c’est-à-dire en écrasant ses idées claires sous une langue de bois de merde. Le courage, c’est la lâcheté, pourrait-on dire à la Big Brother.

Et Ellroy, l’homme des romans les plus noirs, de dire tout net qu’il est un optimiste radical, qu’il défend le libéralisme (au sens français) et ses corporations (en anglais, cette fois), qu’il est très à droite, qu’il aime son pays, qu’il croit en Dieu et que ses romans sont des paraboles chrétiennes. Peut-être même est-il favorable à la peine capitale. Toutes opinions qui ne sont pas plus interdites par la loi, même française, que leur contraire, d’ailleurs. Mais qu’un homme qui les pense, pourtant, doit taire, par respect pour je ne sais quelle subsalope idée de la démocratie prétendue d’opinion (au singulier, ouais)… Ce qui empêche aussi, soit dit en passant, qu’on le combatte loyalement – et j’insiste en portant l’accent sur la disparition de toute loyauté dans nos débats au mieux biaisés, au pire, donc, écrasés. Je dis tout cela d’autant plus tranquillement que je ne me sens pas spécialement proche, ou pas sur tout, des positions clairement affichées d’Ellroy, notamment parce que je pense que les puissances de l’Argent, avec leurs invertissements délirants, et c’est un point qu’elles ont en commun avec les plus intransigeants de leurs contempteurs idéologiques, ne font qu’incessamment ravager les vieilles socialités décentes de notre civilisation, en produisant à la chaîne des ignorants infiniment serviles, avec pour visée globale, mondiale, une manière très efficace d’all reset technologique ; voilà pourquoi, citoyens, le choix qui vous est gracieusement offert est en somme, que la proposition vienne de l’Argent ou de ses contempteurs : table rase ou table rase ? Faites vos jeux.

Pourtant, les petits journalistes – ceux-là même qu’aux côtés de l’absurde Demorand on entend parfois glapir – avaient l’air perdu, presque effrayé. Et pas seulement parce qu’ils avaient manifesté leur admiration, non feinte je pense, et même, fait assez rare pour être noté, antérieure à la préparation de l’émission, pour les livres d’Ellroy. Et pourquoi donc, alors ? Parce qu’Ellroy s’amusait. Et il ne pouvait s’amuser que parce qu’il n’avait absolument pas peur. Et du coup, la peur a changé de camp. Ellroy parlait librement. Ce qui n’arrive jamais. Et les petits policiers, en fait, étaient interloqués : Pourquoi ce type n’a-t-il pas peur de nous ? Cela est-il possible ?

Ce type n’a pas bien intégré l’auto-censure à la française, en somme. Cela devait leur être très désagréable, aux journalistes, en effet : ils étaient mis face à leur propre responsabilité policière, celle-là même que l’ordinaire auto-censure de leurs interlocuteurs made in France rend quasiment invisible, inaudible, indolore. Et cela par qui ? Par un très grand écrivain de romans policiers. Un spécialiste. Un type qui sait ce qu’est un vrai criminel et qui pense que, quoique les portes de la rédemption, toujours manifestées dans ses livres en des personnages de femmes, ne leur soient pas fermées, il est du ressort de la police, la vraie elle aussi, de les mettre hors d’état de nuire.

Ce même Ellroy montre pourtant, dans ses livres, une Amérique bien peu reluisante. Le titre de la trilogie, devenu en français celui du seul dernier tome, Underworld USA, le dit assez. Presque tout y est noir ; et tout, sans doute, y est intégralement noir à qui dans ces ténèbres ne distingue pas la possibilité, toujours offerte, de la rédemption. Car ce qui intéresse Ellroy, c’est la réalité, c’est-à-dire l’envers de la propagande ; et il va sans dire qu’un homme qui n’a pas peur de la réalité américaine, ne recule pas devant elle, ne cherche en rien à l’enjoliver et s’amuse même à la deviner, à l’inventer, c’est-à-dire à remplir de son écriture ce qui court sous la propagande médiatique tenant lieu d’histoire officielle, ne va pas trembler devant un pauvre quarteron de radioflics de la pensée français. Car ces gens, lisant peut-être à la surface, n’ont manifestement pas l’idée que pour discerner aussi nettement qu’Ellroy le fait en ses romans les obscures vicissitudes de choses qui, toutes, se passent dans l’ombre, il faut être, au moins pour soi-même, capable de lumière. [1]

Les romanciers français, eux, sont de petites âmes gris plomb, étrécies de formation, qui voudraient écrire de petites choses lumineuses et sursautent sitôt que leur ombre immense – crépuscule oblige – paraît devant eux ; devant l’ampleur du monde, et le travail réel que demande de le penser en actes, ils se retranchent nerveusement sur eux-mêmes, se persécutent le nombril, puis tentent de vendre pour des stigmates toujours plus ou moins christiques leur petite scarification névrotiquement insignifiante, certes, mais chérie. Et ils finissent au mieux par passer, non pour les auteurs de leurs livres, mais pour leurs avocats pourtant inconscients de devoir faire passer la rampe à un dossier difficile, perdu d’avance, non sans raison. Une littérature de baveux. Le contraire d’Ellroy, quoi. Qui, d’ailleurs, et cette émission le prouve, n’a nul besoin d’étaler ses convictions politiques dans ses romans : il peut tout à fait librement le faire dans la vie. Les romans seront donc réservés aux choses vraiment sérieuses qui sont en effet les plus amusantes à faire.

Ellroy est très américain. Certes. Mais si la France aussi fut synonyme de liberté, nous ne sommes plus très français.

Alors, je biaise ou je m’écrase ? Les deux, mon général. Et du coup, peu importe.

De là vient que personne ici sereinement ne s’amuse.

Et maintenant, excusez-moi, j’ai un bouquin à lire.

Underworld usa Ellroy.jpg

[1] Le moment que je préfère dans cette émission est celui où Ellroy dit en somme que son job est de s’allonger dans le noir et de réfléchir.


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