Il y a plusieurs façons de regarder le film grandiose de Pavel Lounguine. On peut le faire avec un oeil de cinéphile pour en apprécier la maîtrise de l'image, la densité narrative et en critiquer une certaine lenteur contemplative qui en ralentit fatalement le rythme. On peut également voir dans ce portrait taillé avec ampleur, à la façon d'un opéra servi par la musique de Youri Krassavine, le miroir d'un pays qui ,de Ivan à Staline, a accepté de se ployer sous le joug de pouvoirs à la main de fer. Car de la mise en scène à la direction d'acteurs, le cinéaste nous livre une oeuvre inspirée et mystique qui évoque la confrontation physique et morale qu'eurent au XVIe siècle le tsar Ivan et le métropolite de Moscou Filipp. Ce face à face n'est pas sans rappeler celui du " Meurtre dans la cathédrale" de Jean Anouilh où Thomas Beckett, archevêque de Canterbury, s'opposa à son souverain le roi Henri II d'Angleterre.
Ici, nous sommes en Russie en l'an 1565 : le pays est menacé d'invasion par la Pologne. C'est alors qu'Ivan fait régner sur l'immense territoire une atmosphère de terreur et de délire religieux. Selon lui, sa mission de sauver la sainte Russie l'exempte de toute référence morale et l'autorise aux exactions les plus cruelles, afin de détruire ceux nombreux qui pourraient s'opposer, de quelque façon que ce soit, à sa politique, couvrant de son autorité les pires horreurs perpétrées par ses sbires : sa garde personnelle " les chiens du tsar ". Tortures, meurtres, rien n'arrête ce dictateur paranoïaque. Peu de temps auparavant, supposant qu'il servirait sa cause sans mot dire, le souverain a placé à la tête de l'église orthodoxe son ami d'enfance : Filipp. Ce dernier va néanmoins s'élever avec indignation contre le spectacle d'une politique de répression intolérable et aveugle, brandissant le calice contre le sceptre et la couronne.
Pavel Lounguine poursuit avec ce nouvel opus, et après " L'île ", son exploration de l'âme russe, mettant en scène ce conflit entre deux visions opposées de la religion : celle exaltée et manichéenne du tsar qui la manipule au service d'une conception absolutiste du pouvoir et celle authentiquement spirituelle du métropolite pour qui le Christianisme tient avant tout dans l'imitation miséricordieuse du Christ. Il apparait évident que le troisième personnage du film n'est autre que la foi, cette foi qui prend les traits d'une petite fille ballottée entre la douceur maternelle des icônes de la Vierge et la divination de l'Etat, telle que la souhaiterait le tsar qui se prend tout simplement pour Dieu et a, de ce fait, une approche religieuse de sa mission ( et il eut des successeurs, hélas ! ).
La stature que Pavel Lounguine prête à son personnage est absolument stupéfiante. Celui-ci ira jusqu'à faire assassiner le métropolite, son ami, non sans remords, ni souffrance, ce qui traduit bien les ambivalences et la complexité de ce personnage hors normes. L'acteur Piotr Mamonov n'est pas sans évoquer le Klaus Kinski de Aguirre, la colère de Dieu, interprétant son rôle de façon magistrale et impressionnante, presque hallucinée. Pour lui donner la réplique, Filipp, incarné par Youri Kuznetzov, est le versant mystique et émotif de cette Russie médiévale et tous deux durant deux heures nous font vivre un face à face d'une intensité passionnante. Un grand moment de cinéma.